Deux fois, il fut licencié pour s’être servi du compte de la société pour télécharger des photos pornographiques.
— Qu’est-ce que tu fiches ici ? demanda Hale, planté sur le seuil, en dévisageant Susan.
Sans doute s’attendait-il à profiter seul du Nodal 3. Susan s’efforça de ne pas s’énerver.
— Greg, nous sommes samedi. Je pourrais te retourner la question...
Mais Susan connaissait la réponse. Les ordinateurs étaient une drogue pour Hale. Malgré la pause institutionnelle du samedi, il passait souvent tout le weekend au Nodal 3, dormant sur place. Aucune installation informatique ne pouvait rivaliser avec celle de la NSA, et il en profitait pour tester ses nouveaux programmes.
— Je voulais juste peaufiner quelques lignes d’instructions et consulter mes mails. Et toi ? Je ne me souviens pas de ce que tu m’as répondu...
— Je ne t’ai rien répondu du tout.
Hale haussa les sourcils.
— Pas la peine de faire ta mijaurée. Pas de secret dans le Nodal 3 ! Tu te souviens de la consigne ? Un pour tous et tous pour un.
Susan choisit le dédain et but une gorgée de son infusion.
Hale, dans un nouveau haussement d’épaules, se dirigea vers le coin-cuisine. Le détour par le garde-manger était un rite chez lui. En traversant la pièce, il lorgna ostensiblement les jambes de Susan qui dépassaient sous son poste. Sans un regard, Susan les replia et poursuivit son travail. Hale lâcha un petit rire sardonique. Il passait son temps à draguer Susan. Sa
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plaisanterie favorite était de lui proposer une connexion haut débit pour voir si leurs disques durs étaient compatibles ! Susan trouvait cela écœurant. Écœurant et consternant. Mais elle était trop fière pour aller se plaindre auprès de Strathmore ; mieux valait jouer l’indifférence.
Hale poussa les portes à claire-voie avec la délicatesse d’un taureau et sortit du réfrigérateur un Tupperware de tofu. Il en mastiqua quelques morceaux, s’adossa contre la cuisinière, et lissa son pantalon et sa chemise amidonnée.
— Tu en as pour longtemps ?
— Toute la nuit, rétorqua-t-elle d’un ton froid.
— Mmm..., roucoula Halite, la bouche pleine. Toute la nuit rien que nous deux dans la salle de jeux....
— Rien que nous trois, précisa-t-elle. Strathmore est en haut. D’ailleurs, tu ferais mieux de disparaître avant qu’il ne te voie.
Hale haussa les épaules.
— Et toi alors ? Ta présence ne le dérange pas ?
Décidément, tu es vraiment sa chouchoute !
Susan fit un effort surhumain pour ne pas lui répondre.
Hale rit tout seul de sa plaisanterie et rangea son tofu. Puis il saisit la bouteille d’huile d’olive et en avala quelques lampées.
Il était un obsédé de la forme physique et affirmait que l’huile d’olive était excellente pour nettoyer les intestins. Quand il ne forçait pas le reste de l’équipe à boire du jus de carotte, il prônait les vertus des laxatifs.
Après avoir reposé la bouteille d’huile, il vint s’installer à son poste de travail, juste à l’opposé de Susan. En dépit de l’éloignement, Susan percevait son eau de toilette. Elle fronça les narines.
— Sympa, ton eau de Cologne, Greg. Tu as vidé la bouteille ?
Hale alluma son ordinateur.
— C’est pour toi que je me suis parfumé, ma belle.
En le voyant assis là, attendant le démarrage de son ordinateur, Susan sentit l’inquiétude la gagner. Et si Hale ouvrait le compteur de TRANSLTR ? Les probabilités étaient faibles. Mais si, contre toute attente, il le faisait, Hale ne goberait jamais leur histoire mal ficelée de diagnostic. Il
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voudrait savoir pourquoi TRANSLTR tournait depuis seize heures. Et Susan n’avait aucune intention de lui dire la vérité.
Greg Hale ne lui inspirait pas confiance. Il n’avait pas le profil de la maison. Dès le début, Susan s’était opposée à son embauche. Mais la NSA n’avait pas eu le choix. Sa présence était non un souhait, mais une façon de limiter la casse. Celle du scandale de Skipjack.
Quatre ans plus tôt, le Congrès avait chargé les meilleurs mathématiciens américains, c’est-à-dire ceux de la NSA, de mettre au point un nouvel algorithme de cryptage à clé publique ultraperformant. L’objectif était de créer un standard de codage national. Le Congrès devait ratifier une loi dans ce sens. Cette mesure aurait supprimé les incompatibilités dont pâtissent les entreprises utilisant différents logiciels de chiffrement pour protéger leurs données.
Certes, demander à la NSA d’améliorer la sécurité des échanges codés revenait à exiger d’un condamné à mort qu’il tresse sa propre corde pour se pendre. TRANSLTR n’existait pas encore, et imposer un système de cryptage normalisé ne ferait qu’accroître le flux de communications codées. Le travail de la NSA, déjà difficile, allait virer au cauchemar.
L’EFF, consciente de ce conflit d’intérêts, argua avec véhémence que la NSA se contenterait de créer un algorithme de piètre qualité – afin de pouvoir décrypter aisément les communications. Pour apaiser ces craintes, le Congrès annonça que l’algorithme de la NSA serait envoyé aux cryptanalystes du monde entier afin que ceux-ci puissent évaluer sa fiabilité.
A contrecœur, l’équipe de la Crypto, sous l’égide de Strathmore, créa un algorithme baptisé Skipjack. Il fut soumis à l’approbation du Congrès. Aux quatre coins de la planète, des mathématiciens le testèrent et tous furent unanimes. C’était un algorithme impressionnant, très puissant et sans faille : le standard de codage idéal. Mais, trois jours avant le vote définitif du Congrès, Greg Hale, alors jeune programmeur chez Bell, lança un pavé dans la mare en annonçant qu’il avait trouvé une porte secrète dans Skipjack.
Cet accès caché consistait en quelques lignes de programme insérées par Strathmore à l’intérieur de l’algorithme. Elles
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avaient été si bien dissimulées que personne, à part Greg Hale, n’avait remarqué leur présence. Avec cet ajout clandestin, chaque cryptogramme écrit par Skipjack pouvait être décodé grâce à une clé d’accès connue seulement par la NSA.
Strathmore était passé à deux doigts de faire de la création de ce standard de codage le plus beau coup de la NSA en matière d’espionnage. Grâce à cette porte secrète, l’agence aurait eu libre accès à tous les messages cryptés rédigés aux États-Unis.
Tout le monde poussa les hauts cris. L’EFF fondit sur le scandale tel un vautour sur une carcasse. Elle mit en pièces les membres du Congrès en dénonçant leur naïveté crasse, et proclama que la NSA constituait la plus grande menace que la démocratie ait connue depuis Hitler. La norme de cryptage avait fait long feu.
Personne ne fut surpris d’apprendre, deux jours plus tard, que Greg Hale avait été engagé par la NSA. Strathmore préférait l’avoir comme allié, plutôt que comme ennemi.
Le commandant fit face au scandale de Skipjack la tête haute. Il justifia ses actes avec véhémence devant le Congrès. Le citoyen, certes, tenait beaucoup au respect de sa vie privée, mais, un jour ou l’autre, il s’en mordrait les doigts. Le peuple avait besoin d’une autorité supérieure pour veiller sur lui. Il était vital que la NSA puisse lire les messages codés si on voulait préserver la paix.