— Mais...
— Vous devez vous tromper. Nous n’avons que deux rousses, Inmaculada et Rocío, et aucune d’elles ne coucherait avec un homme pour de l’argent. Cela s’appelle de la prostitution, et c’est illégal en Espagne. Bonsoir, monsieur.
— Mais...
CLIC.
Becker marmonna un juron et reposa le combiné sur son socle. Encore raté. Cloucharde avait pourtant bien dit que
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l’Allemand avait loué les services de la fille pour tout le weekend...
Becker sortit de la cabine, à l’intersection de la Calle Salado et de l’Avenida Asunción. Malgré la circulation, le doux parfum des orangers de Séville lui parvenait. C’était l’heure la plus romantique – le crépuscule. Il pensa à Susan. Les mots de Strathmore l’obsédaient : « Trouvez la bague. » Becker s’assit sur un banc, misérable.
Et maintenant ? Que faire ?
25.
A la Clínica de Salud Pública, les visites étaient terminées.
Les lumières dans l’ancien gymnase étaient éteintes. Pierre Cloucharde dormait d’un sommeil profond. Il ne vit pas la silhouette penchée au-dessus de lui. Dans la pénombre, l’aiguille d’une seringue, volée sur un plateau, luisait légèrement. Elle s’enfonça dans le tube de la perfusion, juste à l’entrée de la veine du poignet. La seringue hypodermique contenait 30 ce de détergent ammoniaque provenant d’un bidon trouvé sur un chariot de nettoyage. Le pouce appuya avec force sur le piston pour faire passer le liquide bleuté dans les veines du vieil homme.
Cloucharde s’éveilla quelques instants seulement. Sans doute aurait-il poussé un cri de douleur sans cette main plaquée avec force sur sa bouche. Coincé sur son lit de camp, immobilisé par cette main qui lui paraissait énorme, il ne pouvait rien faire.
Il sentait le liquide de feu monter dans son bras. Une douleur déchirante envahit son épaule, sa poitrine, puis atteignit le
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cerveau, pour y éclater en mille morceaux. Cloucharde fut aveuglé par un flash de lumière... et ce fut fini.
Le visiteur relâcha son étreinte et scruta dans l’obscurité le nom inscrit sur la fiche médicale. Puis il sortit sans bruit du dispensaire.
Une fois dans la rue, l’homme aux lunettes à monture de fer porta la main à un objet accroché à sa ceinture. Un petit appareil rectangulaire, pas plus gros qu’une carte de crédit.
C’était un prototype d’ordinateur, la dernière version du Monocle. La Marine américaine l’avait créé pour les techniciens toujours à l’étroit dans les sous-marins. L’unité centrale miniature contenait un modem cellulaire et était à la pointe de la microtechnologie. Son écran transparent à cristaux liquides était intégré au verre gauche d’une paire de lunettes. Le Monocle était une révolution en matière d’ordinateurs personnels. L’utilisateur avait la possibilité de regarder à travers ses données sans quitter des yeux le monde autour de lui.
Mais ce qu’il y avait de plus impressionnant dans le Monocle, ce n’était pas son moniteur, mais plutôt son
« clavier ». Les informations étaient entrées dans la machine via de minuscules contacts fixés au bout des doigts. Il fallait les faire se toucher entre eux pour créer des séquences d’un langage condensé, ressemblant à de la sténographie. L’ordinateur traduisait ensuite ce langage en anglais.
Le tueur exerça une toute petite pression et l’écran s’alluma dans le verre des lunettes. Discrètement, en gardant ses bras le long du corps, il mit en contact le bout de ses doigts dans une succession rapide. Un message apparut devant ses yeux : SUJET : PIERRE CLOUCHARDE — ÉLIMINÉ
Il sourit. Notifier que le meurtre avait bien eu lieu était la procédure normale. Mais ajouter le nom de la victime... ça, pour l’homme à la monture de fer, c’était le comble de l’élégance. Il tapota une nouvelle fois le bout de ses doigts, pour activer son modem cellulaire.
MESSAGE ENVOYÉ
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26.
Assis sur son banc, face à la clinique, Becker se savait dans une impasse. Ses appels aux différentes agences d’escorte avaient fait chou blanc. Strathmore, qui se méfiait des appels non sécurisés passés de cabines téléphoniques, lui avait demandé de rappeler seulement quand il aurait récupéré la bague. Becker avait envisagé de se rendre au poste de police pour demander de l’aide – peut-être avaient-ils la photo d’une prostituée rousse dans leurs fichiers ? – mais les consignes en ce domaine étaient, là aussi, très claires : « Soyez invisible.
Personne ne doit soupçonner l’existence de cette bague. »
Devait-il errer dans les quartiers chauds de Séville, à la recherche de la femme ? Ou faire la tournée de tous les restaurants pour touristes dans l’espoir d’avoir des infos sur l’Allemand obèse ? Tout cela n’était que perte de temps.
Les paroles de Strathmore lui revenaient sans cesse. « Vous devez trouver cette bague... C’est une question de sécurité nationale. » Quelque part au fond de lui, une petite voix lui disait qu’il était passé à côté de quelque chose. Un élément crucial. Mais lequel ? Je suis prof, moi, pas agent secret !
Pourquoi Strathmore n’avait-il pas envoyé un professionnel ?
Le jeune Américain se leva et commença à descendre, sans but précis, la Calle Delicias. Quelles étaient ses options ? Devant lui, les lignes des pavés s’estompaient. La nuit tombait vite.
Dewdrop. Ce prénom absurde le titillait. Dewdrop. La voix sirupeuse de Roldán de l’agence Escortes Belén roucoulait au second plan dans son esprit : « Nous n’avons que deux rousses...
Deux filles rousses... Inmaculada et Rocío... Rocío... Rocío... »
Becker s’arrêta net. Il venait de comprendre. Et je me dis linguiste ! songea-t-il. Comment avait-il pu passer à côté ?
Rocío était un prénom féminin très répandu en Espagne. Il incarnait les qualités idéales que l’on recherche chez une jeune fille catholique – la pureté, la virginité, la beauté naturelle – des qualités induites par la signification même du prénom – Rocío : la « rosée ». Quoi de plus magnifique et immaculé en effet
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qu’une goutte de rosée ! – Drop of dew en anglais. Dewdrop !
Comme en écho, Becker entendit de nouveau la voix murmurante du vieux Canadien...
La fille avait traduit son nom dans la seule langue que le touriste et elle parlaient en commun – l’anglais. Tout excité, Becker accéléra le pas à la recherche d’une cabine.
De l’autre côté de la rue, un homme, avec des lunettes cerclées de métal, le suivait à distance.
27.
Les ombres s’étiraient et pâlissaient sur le sol de la Crypto.
Au-dessus,
l’éclairage
automatique
s’intensifiait
pour
compenser la baisse du jour. Susan était toujours derrière son terminal, attendant en silence que sa sonde lui renvoie des infos. Cela prenait plus de temps que prévu.
Elle laissait vaguer ses pensées – David lui manquait et Greg Hale aurait mieux fait de rentrer chez lui. Vain espoir... Il était toujours là, mais, par chance, il était silencieux, absorbé par ses occupations du moment. Susan se fichait royalement de ce qu’il faisait derrière son écran, tant qu’il ne regardait pas le compteur de TRANSLTR. Pour l’instant, ce n’était pas arrivé –