— Chéri, murmura-t-elle d’une voix étranglée. Laisse-moi me mettre sur toi...
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Mais il ne bougea pas d’un poil. Elle s’arc-bouta et poussa de toutes ses forces sur la montagne de chair.
— Chéri, bouge... Je ne peux plus respirer !
Elle se sentait au bord de l’évanouissement. Ses côtes étaient sur le point de casser.
— ¡ Despiértate !
Instinctivement, elle agrippa ses cheveux trempés et tira.
Réveille-toi ! C’est alors qu’elle sentit un filet de liquide, chaud et poisseux. C’est ça qui mouillait ses cheveux ; ça coulait sur ses joues à elle, et maintenant dans sa bouche ; le goût était salé.
Elle se débattit, en proie à la panique. Au-dessus d’elle, un étrange rayon de lumière éclairait le visage déformé de l’Allemand. La balle était entrée par la tempe, et de l’orifice, le sang s’échappait à gros bouillons, se répandant sur elle. Elle voulut crier, mais elle n’avait plus d’air dans les poumons. Le colosse l’écrasait. Dans ses derniers instants de lucidité, elle tendit un bras implorant en direction du rai de lumière qui venait du couloir. Elle vit une main. Une arme à feu munie d’un silencieux. Un éclair lumineux. Puis plus rien.
40.
Dans la grande salle de la Crypto, Chartrukian était totalement désemparé. Il tentait de convaincre Hale que TRANSLTR avait des problèmes... Susan sortit du Nodal 3 en trombe, avec une seule idée en tête : aller trouver Strathmore.
Le technicien désespéré la saisit par le bras à son passage.
— Mademoiselle Fletcher ! Nous avons un virus ! Je suis formel ! Il faut que...
Susan se libéra brutalement et le regarda d’un air féroce.
— Mais le compteur d’activité ! Cela fait dix-huit heures qu’il...
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— Je croyais que le directeur adjoint vous avait ordonné de rentrer chez vous !
— Strathmore, je l’emmerde ! cria Chartrukian, ses mots résonnant sous le dôme.
Une voix retentit au-dessus d’eux.
— Monsieur Chartrukian ?
Les trois employés se figèrent sur place. En entendant son nom, Strathmore était sorti de son bureau et les regardait du haut de la passerelle.
Pendant un moment, le seul son audible fut le ronronnement des générateurs en sous-sol. Susan essayait désespérément de capter le regard de Strathmore. Chef ! Hale est North Dakota ! Mais Strathmore avait les prunelles rivées sur le jeune technicien de la Sys-Sec. Il descendit les marches sans un battement de paupières, ne quittant pas des yeux Chartrukian. Il vint se planter à dix centimètres du technicien tremblotant.
— Répétez ce que vous venez de dire ?
— Monsieur, hoqueta Chartrukian. TRANSLTR a des problèmes.
— Commandant ? intervint Susan. Pourrais-je vous...
Strathmore la fit taire d’un geste, ses yeux toujours vrillés dans ceux du jeune technicien.
— Nous avons un fichier infecté, monsieur, bredouilla Chartrukian. J’en suis certain.
Le teint de Strathmore vira au rouge.
— Monsieur Chartrukian, nous avons déjà abordé ce problème. Je vous le répète, TRANSLTR n’est pas infectée.
— Si, elle est infectée ! cria-t-il. Et si le virus se répand jusque dans la banque de données principale...
— Et où est-il donc, ce fichier infecté ? Allez-y, montrez-le-moi !
Chartrukian hésita.
— Je ne peux pas.
— Évidemment ! Puisqu’il n’existe pas !
Susan tenta encore sa chance :
— Commandant, je dois absolument vous...
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Une nouvelle fois, Strathmore la fit taire avec humeur.
Susan observait Hale avec anxiété. Il affichait un détachement hautain. Évidemment ! Cette histoire de virus ne l’affole pas du tout. Il sait pertinemment ce qui ne tourne pas rond dans TRANSLTR...
— Il y a bel et bien un fichier infecté, monsieur, insistait Chartrukian. Mais Gauntlet ne l’a pas repéré.
— Dans ce cas, comment diable pouvez-vous affirmer son existence ?
Chartrukian sembla reprendre soudain confiance.
— Des opérateurs de mutations ! J’ai lancé un scan complet, et c’est ce que j’ai découvert.
Susan comprenait à présent ce qui inquiétait tant le technicien de la Sys-Sec... Les opérateurs de mutations étaient de courtes séquences de programmation qui modifiaient les données de façon extrêmement complexe. Les virus informatiques y avaient souvent recours, en particulier ceux qui altéraient les données par blocs. Mais, comme l’indiquait le mail de Tankado, les codes mutants que Chartrukian avait repérés étaient inoffensifs, ils étaient juste des éléments de Forteresse Digitale.
Le jeune homme continuait.
— J’ai d’abord pensé que les filtres de Gauntlet avaient eu une défaillance. Mais j’ai lancé des tests et je me suis aperçu que... (Il hésita un instant, mal à l’aise.)... que quelqu’un avait shunté Gauntlet... manuellement.
Un silence de plomb suivit. Le visage de Strathmore vira au cramoisi. Inutile de se demander qui était visé : dans toute la Crypto, le terminal du directeur adjoint était le seul point d’entrée du système où l’on pouvait passer outre Gauntlet.
Strathmore s’adressa à lui d’un ton glacial.
— Monsieur Chartrukian, bien que cela ne vous concerne absolument pas, sachez que c’est moi qui ai contourné Gauntlet.
(Il continua, son visage écarlate semblant atteindre le point d’ébullition.) Comme je vous l’ai déjà signalé, j’ai lancé un diagnostic très avancé. Ces codes mutants que vous voyez tourner dans TRANSLTR font partie de ce diagnostic. S’ils sont
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là, c’est parce que je les y ai introduits moi-même ! Puisque Gauntlet refusait de charger le fichier, je suis passé au-dessus.
Strathmore lança à Chartrukian un regard noir.
— Ce point étant éclairci, vous pouvez à présent disposer.
Tout s’éclaira pour Susan... Strathmore, après avoir téléchargé l’algorithme de Forteresse Digitale, avait essayé de l’envoyer dans TRANSLTR. Mais les filtres antivirus de Gauntlet avaient détecté les opérateurs de mutations. Strathmore, qui devait à tout prix savoir si Forteresse Digitale était cassable ou non, avait pris la décision de passer outre les filtres de protection. En temps normal, cette manœuvre aurait été suicidaire.
Mais vu la situation présente, introduire l’algorithme en aveugle dans TRANSLTR ne présentait aucun danger. Le directeur adjoint connaissait parfaitement l’origine et la nature du programme.
— Avec tout le respect que je vous dois, insista Chartrukian, je n’ai jamais entendu parler d’un diagnostic qui ait recours à des mutations de...
— Commandant, interrompit Susan, sur des charbons ardents. Vraiment, il faut que je vous...
La sonnerie du téléphone portable de Strathmore lui coupa la parole. Il le saisit d’un geste vif.
— Quoi ! aboya-t-il.
Puis il écouta son interlocuteur en silence. Susan oublia Hale dans l’instant. Pourvu que ce soit David... Dites-moi que tout va bien. Dites-moi qu’il a trouvé la bague ! Mais Strathmore lui jeta un regard renfrogné, en secouant la tête. Ce n’était pas David.
Susan sentit son cœur se serrer dans sa poitrine. Tout ce qu’elle désirait, c’était savoir l’homme qu’elle aimait en sécurité.