Strathmore aussi était impatient d’avoir des nouvelles, mais pour d’autres raisons. Si David tardait, il allait devoir envoyer du renfort – des agents de la NSA. Une prise de risque qu’il préférait encore éviter.
— Monsieur ? pressa Chartrukian. Je pense vraiment que nous devrions vérifier...
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— Ne quittez pas..., dit Strathmore à son interlocuteur au téléphone.
Il masqua le micro du combiné et fusilla du regard le jeune technicien.
— Monsieur Chartrukian, grogna-t-il. La discussion est close. Partez d’ici. Sur-le-champ. C’est un ordre.
Chartrukian resta abasourdi.
— Mais les mutations...
— Sur-le-champ, ai-je dit !
Chartrukian le regarda fixement, sans voix. Puis il se dirigea vers les locaux de la Sys-Sec, fulminant de rage.
Strathmore se retourna et regarda Hale d’un drôle d’air.
Susan savait ce qui troublait le directeur adjoint. Hale était resté silencieux – trop silencieux. Hale savait qu’il n’existait aucun diagnostic utilisant du code mutant, et aucun test au monde ne pouvait occuper TRANSLTR dix-huit heures durant... Et pourtant, Greg Hale n’avait pas dit un seul mot... Comme si toute cette agitation le laissait parfaitement indifférent.
Strathmore s’interrogeait évidemment sur les raisons de ce mutisme. Et Susan connaissait la réponse...
— Commandant, insista-t-elle, si vous pouviez m’accorder juste...
— Plus tard ! l’interrompit-il, en continuant de regarder Hale d’un air intrigué. Je dois prendre cet appel.
Sur ce, Strathmore tourna les talons et remonta dans son bureau.
Susan ouvrit la bouche, avec ces mots qui fourmillaient sur le bout de sa langue : Hale est North Dakota ! Mais elle resta silencieuse, immobile comme une statue. Elle sentait le regard de Hale rivé sur sa nuque. Elle se retourna. L’ex-marine recula d’un pas et, d’une petite révérence malicieuse, il désigna le Nodal 3.
— Après toi, Sue.
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41.
Dans un réduit destiné à ranger le linge, au troisième étage de l’hôtel Alfonso XIII, une femme de chambre gisait, inconsciente. L’homme à la monture d’acier replaçait dans la poche de l’employée le passe de l’hôtel. Quand il l’avait frappée, la femme, semblait-il, n’avait pas crié. Mais il ne pouvait en être certain – il était sourd depuis l’âge de douze ans.
Il se pencha sur le boîtier à sa ceinture avec une sorte de respect. Cet appareil, cadeau d’un client, avait révolutionné sa vie. A présent, il pouvait recevoir ses contrats où qu’il soit dans le monde. Les communications étaient instantanées et sécurisées.
Tout excité, il appuya sur le bouton. Ses lunettes clignotèrent, prêtes à fonctionner. Une fois de plus, ses doigts cliquèrent entre eux dans l’air. Comme d’habitude, il connaissait le nom de ses victimes – il suffisait de fouiller dans le portefeuille ou le sac à main. Les contacts au bout de ses doigts s’activèrent, et les lettres apparurent sur les lentilles de ses lunettes, tels des fantômes flottant dans l’air.
SUJET : ROCÍO EVA GRANADA — ÉLIMINÉE
SUJET : HANS HUBER — ÉLIMINÉ
Trois étages plus bas, David Becker régla le barman et arpenta le hall, son verre à demi plein dans la main. Il se dirigea vers la terrasse de l’hôtel, à la recherche d’un peu d’air frais. Un simple aller-retour, se lamenta-t-il. Rien ne s’était passé comme prévu... Il fallait prendre une décision. Pouvait-il abandonner sa mission et retourner tranquillement à l’aéroport ? Une question de sécurité nationale ! Becker jura entre ses dents. Dans ce cas, pourquoi diable avaient-ils envoyé un amateur ?
Becker se plaça hors de vue du barman et versa le contenu de son verre dans un pot de jasmin. La vodka lui était montée à la tête. L’homme qui devenait saoul plus vite que son ombre ! se moquait Susan. Becker remplit son verre à une fontaine et but
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une longue gorgée d’eau. Il fit quelques étirements pour chasser la brume qui s’immisçait dans son esprit. Puis il posa son verre et traversa le hall.
Au moment où il passait devant l’ascenseur, les portes s’ouvrirent. A l’intérieur, un homme. Le détail marquant, c’étaient ses lunettes : des verres épais à la monture d’acier.
C’est tout ce qu’il en vit – l’homme tenait un mouchoir sur son nez, comme pour se moucher. Becker lui lança un sourire poli et continua son chemin... dehors, dans la nuit étouffante de Séville.
42.
Dans le Nodal 3, Susan faisait les cent pas. Quand aurait-elle de nouveau l’occasion de dénoncer Hale ?...
— Le stress tue, lança son collègue derrière son écran.
Quelque chose te tracasse, Sue ?
Susan s’obligea à s’asseoir. Strathmore devait avoir fini sa conversation au téléphone maintenant. Il aurait dû revenir pour lui parler. Mais aucun signe de lui. Susan tâcha de garder son calme. Elle scruta son écran d’ordinateur. Le pisteur tournait toujours – pour la seconde fois. C’était devenu inutile à présent.
Susan savait quelle adresse il lui renverrait : GHALE@CRYPTO.
NSA.GOV.
Susan leva les yeux vers le bureau de Strathmore.
Impossible d’attendre plus longtemps. Elle devait écourter sa conversation téléphonique. Elle quitta son poste de travail et se dirigea vers la porte. Hale s’affola ; il avait remarqué le comportement bizarre de Susan. Il traversa la pièce à vive allure et arriva avant elle à la porte. Les bras croisés, il lui bloqua la sortie.
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— Dis-moi ce qui ne va pas. Il se passe quelque chose de bizarre ici. Je veux savoir !
— Laisse-moi, répondit-elle le plus calmement possible, malgré le danger qu’elle sentait imminent.
— Allez, la pressa Hale. Strathmore a quasiment viré Chartrukian, alors qu’il ne faisait que son boulot. Qu’est-ce qui tourne dans TRANSLTR ? Aucun diagnostic ne dure dix-huit heures. C’est des conneries tout ça, et tu le sais très bien. Dis-moi ce qui se passe.
Les yeux de Susan se plissèrent de colère. Il savait exactement ce qui se passait !
— Pousse-toi, Greg. J’ai besoin d’aller aux toilettes.
Hale lui lança un petit sourire de défi. Il resta planté devant elle un moment, puis fit un pas de côté.
— Excuse-moi, Sue. C’était pour rire...
Susan sortit du Nodal 3, en le bousculant au passage. Elle sentait, derrière les vitres teintées, le regard de Hale vrillé dans son dos. À contrecœur, elle se dirigea vers les toilettes. Mieux valait faire un détour avant d’aller trouver Strathmore. Greg Hale ne devait se douter de rien.
43.
La quarantaine sémillante, Chad Brinkerhoff était toujours tiré à quatre épingles, et toujours bien informé. Sa veste d’été, comme sa peau bronzée, n’affichait pas la moindre usure du temps. Ses cheveux étaient épais, d’un blond-roux et – c’était là sa grande fierté – ils étaient d’origine ! Ses yeux étaient d’un bleu lumineux, subtilement mis en valeur par le miracle de lentilles de contact colorées.
Il avait grimpé tous les échelons, songea-t-il en parcourant du regard le luxueux bureau lambrissé où il se trouvait.