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Impossible pour lui d’aller plus haut à la NSA. Il était au neuvième étage – « le niveau acajou », comme on le surnommait. Bureau 9A197. La suite directoriale.
C’était samedi soir, et le niveau acajou était quasiment désert. Les huiles étaient parties depuis longtemps – pour profiter des loisirs réservés aux grands de ce monde.
Brinkerhoff avait toujours rêvé d’un « vrai » poste au sein de l’agence, mais il était devenu un assistant hors pair, un secrétaire particulier – la grande voie de garage sur la route du pouvoir ! Le fait de travailler avec l’homme le plus puissant des services de renseignement américains était une piètre consolation. Brinkerhoff était sorti major de promotion de Andover & Williams. Et pourtant, il en était là, à quarante-cinq ans, sans réel pouvoir, sans titre. Il passait ses journées à organiser l’emploi du temps d’un autre.
Être l’assistant du directeur offrait bien des avantages –
Brinkerhoff occupait un bureau confortable dans la suite directoriale, il avait accès à tous les départements de la NSA et bénéficiait d’un certain prestige en égard à la personne qu’il secondait. Il faisait les courses pour les plus hauts échelons du pouvoir. En lui-même, Brinkerhoff savait qu’il était fait pour être un second couteau – assez intelligent pour prendre des notes, suffisamment présentable pour donner des conférences de presse, et juste assez paresseux pour s’en contenter.
Les cinq coups étouffés de l’horloge sonnèrent, marquant la fin d’une nouvelle journée de sa pathétique existence. Merde !
Cinq heures du soir, un samedi. Qu’est-ce que je fous là ?
— Chad ?
Une femme apparut dans le couloir. Brinkerhoff leva les yeux. C’était Midge Milken, la chargée de la sécurité interne auprès de Fontaine. Elle avait soixante ans, était un peu ronde et – au grand trouble de Brinkerhoff – très attirante. Séductrice avérée, trois fois divorcée, Midge arpentait les six pièces de la suite directoriale avec une sorte d’autorité espiègle. Elle était vive, intuitive, travaillait à toute heure du jour et de la nuit, et le bruit courait qu’elle en savait plus sur le fonctionnement de la NSA que Dieu lui-même.
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Bon sang ! songea Brinkerhoff, en la regardant dans sa robe de cachemire grise. Soit c’est moi qui vieillis, soit elle rajeunit de jour en jour...
— Les rapports de la semaine..., lança-t-elle avec un sourire, en agitant la liasse de documents qu’elle avait à la main. Tu dois vérifier ça.
Brinkerhoff dévora Midge des yeux.
— D’ici, tout est parfait, je t’assure.
— Voyons, Chad ! se moqua-t-elle. Je pourrais être ta mère.
Inutile de me le rappeler !
Midge s’approcha de sa démarche chaloupée.
— Je m’en vais, mais le directeur veut avoir ça sur son bureau pour son retour d’Amérique du Sud. Autrement dit : lundi, à la première heure.
Elle lâcha les documents devant lui.
— Tu me prends pour un comptable ?
— Non, mon cœur. Tu es le chef de croisière du navire. Tu le sais bien.
— Pourquoi devrais-je alors me taper ces comptes ?
Elle lui ébouriffa les cheveux.
— Tu voulais plus de responsabilités. En voilà.
Il la regarda d’un air dépité.
— Midge... Je n’ai pas de vie.
Elle tapota le dossier du doigt.
— C’est ça, ta vie, Chad.
Elle ajouta dans un murmure :
— Tu veux quelque chose avant que je parte ?
Il la regarda d’un air suppliant et tira sur son cou douloureux.
— J’ai les épaules toutes raides... Je n’ai pas droit à un petit massage ?
Elle secoua la tête.
— Cosmopolitan dit que les deux tiers des massages se terminent en acte sexuel.
Brinkerhoff prit un air indigné.
— Jamais les nôtres !
— Justement, minauda-t-elle. C’est bien là le problème.
— Midge...
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— Bonne nuit, Chad.
Elle se dirigeait vers la sortie.
— Tu t’en vas vraiment ?
— Pour tout dire, je serais bien restée, lança Midge, dans l’embrasure de la porte. Mais j’ai ma fierté. Je n’ai aucune envie de jouer les seconds rôles – surtout à côté d’une gamine.
— Ma femme n’a rien d’une gamine, se défendit Brinkerhoff. Même si elle se conduit comme telle.
Midge lui jeta un regard surpris.
— Je ne parlais pas de ta femme. (Elle cligna des yeux d’un air innocent.) Je pensais à Carmen.
Elle avait prononcé le prénom avec un fort accent portoricain. La voix de Brinkerhoff se fissura légèrement.
— Quelle Carmen ?
— Celle de la cafétéria.
Brinkerhoff se sentit rougir. Carmen Huerta, âgée de vingt-sept ans, était la chef pâtissière du restaurant de la NSA.
Brinkerhoff avait eu avec elle quelques cinq-à-sept, prétendument secrets, dans la réserve. Midge lui adressa un clin d’œil entendu.
— Souviens-toi, Chad... Big Brother sait tout.
Brinkerhoff déglutit, incrédule. Big Brother surveillait-il aussi la réserve ? Big Brother, ou « Brother », comme l’appelait souvent Midge, était un Centrex 333 installé dans un petit bureau adjacent à la pièce principale de la suite. Le fief de Midge. Brother centralisait les données provenant des cent quarante-huit caméras vidéo, des trois cent quatre-vingt-dix-neuf portes électroniques, des trois cent soixante-dix-sept mouchards téléphoniques et des deux cent douze micros H.F.
disséminés un peu partout dans la NSA.
Les dirigeants de l’agence avaient appris à leurs dépens qu’avoir un staff de vingt-six mille employés était autant un avantage qu’un danger. Tous les grands problèmes qu’avait rencontrés la NSA provenaient de brebis galeuses intra-muros.
Le travail de Midge, en tant que superviseur de la sécurité interne, consistait à surveiller tout ce qui se passait dans l’enceinte de la NSA... y compris, apparemment, dans la réserve de la cafétéria.
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Brinkerhoff se leva pour se justifier, mais Midge était déjà en route.
— Garde tes mains bien sur ton bureau, lança-t-elle par-dessus son épaule. Pas de gâteries perso après mon départ. Les murs ont des yeux.
Brinkerhoff se rassit et écouta le son de ses talons s’évanouir dans le couloir. Au moins, Midge garderait le secret.
Elle n’était pas sans tache, non plus, de son côté. Midge s’était laissée aller, avec Brinkerhoff, à quelques confidences –
souvent, d’ailleurs, pendant qu’elle lui massait le dos...
Ses pensées se tournèrent vers Carmen. Il songea à son corps agile, ses cuisses ambrées, sa radio, le volume toujours à fond, qui jouait des salsas endiablées. Il sourit. J’irai peut-être faire un saut à la cafétéria quand j’aurai fini...
Il ouvrit le premier document.
CRYPTO — PRODUCTION/DÉPENSES
Son visage s’éclaira dans l’instant. Midge l’avait choyé...
Vérifier le bilan comptable de la Crypto était un jeu d’enfant. En théorie, il était censé tout examiner, mais dans les faits, le seul chiffre qui intéressait le directeur était le CMD – le coût moyen par décryptage. Autrement dit, le prix de revient de TRANSLTR
par code cassé. Tant que le montant ne dépassait pas mille dollars le déchiffrement, Fontaine ne sourcillait pas. Un grand seigneur ! ricanait Brinkerhoff intérieurement. Surtout avec l’argent du contribuable !