— Bingo !
— Tu viens partager une calzone avec moi ?
— J’adorerais. Mais je surveille mes hanches.
— C’est vrai ? (Il eut un petit rire grivois.) Je peux les surveiller avec toi, si ça te dit.
— Tu es un coquin.
— Encore plus que tu ne crois.
— Je suis contente de t’avoir. J’ai besoin de tes lumières.
Il prit une grande goulée de soda.
— Vas-y. Je suis à toi.
— C’est peut-être rien, mais les chiffres de la Crypto m’indiquent un truc bizarre. Peut-être pourras-tu lever le mystère...
— Dis-moi tout...
Il avala une nouvelle gorgée.
— Selon mes relevés, TRANSLTR tourne sur la même clé depuis dix-huit heures, et le code n’est toujours pas craqué.
Jabba hoqueta et aspergea sa calzone de soda.
— Quoi ?
— Tu as une explication ?
Il tamponna sa calzone avec une serviette.
— De quel relevé s’agit-il ?
– 191 –
— Celui de la production. Les habituelles analyses de coût.
Midge lui résuma rapidement ce que Brinkerhoff et elle avaient découvert.
— Tu as appelé Strathmore ?
— Oui. Il dit que tout va bien à la Crypto. Que TRANSLTR
tourne à plein régime. Que nos données sont fausses.
Jabba souleva ses gros sourcils.
— Alors, quel est le problème ? Il y a un bug dans ton relevé, point barre.
Devant le silence de Midge, son front se rida.
— Je vois. Tu penses que ce n’est pas ton rapport qui déconne...
— Bien vu.
— Donc que Strathmore te raconte des salades...
— Ce n’est pas ce que je veux dire..., répondit Midge avec diplomatie, sachant qu’elle avançait en terrain miné. Mais il n’y a encore jamais eu d’erreur dans mes stat. Je me suis dit qu’il valait mieux demander un second avis.
— Tu sais que je suis toujours de ton côté, mais, sur ce coup, tes données puent.
— Tu le penses sincèrement ?
— Je suis prêt à parier ma place.
Jabba mordit à pleines dents dans sa calzone imbibée de soda et poursuivit la bouche pleine :
— Le plus longtemps qu’un programme soit resté dans TRANSLTR, c’est trois heures. Cela inclut les diagnostics et les tests aux conditions limites. Seul un élément viral pourrait la faire tourner pendant dix-huit heures non-stop. Rien d’autre.
— Qu’entends-tu par viral ?
— Un cycle redondant. Un truc qui s’introduit dans les processeurs, crée une boucle infinie et fout le bordel.
— Strathmore n’a pas quitté la Crypto depuis trente-six heures, expliqua-t-elle. Il a peut-être un virus sur les bras ?
Jabba éclata de rire.
— Trente-six heures ? Le pauvre vieux ! Sa femme lui a sans doute interdit son lit. J’ai entendu dire qu’elle lui menait la vie dure.
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Midge eut un moment de doute. Elle aussi avait eu vent des problèmes
conjugaux
de
Strathmore.
Devenait-elle
paranoïaque ?
— Midge...
Jabba poussa un long soupir et but une nouvelle gorgée de soda...
— Si le bébé de Strathmore avait un virus, il m’aurait contacté illico. Strathmore est futé, mais il connaît que dalle aux virus. TRANSLTR est toute sa vie. Au moindre problème, il aurait tiré la sonnette d’alarme ; et crois-moi, quand il y a un pépin, c’est chez moi que ça sonne !
Jabba aspira bruyamment un long filament de mozzarella.
— En plus, TRANSLTR ne peut pas choper de virus.
Gauntlet est la meilleure défense que j’aie mise au point. Rien ne passe au travers.
Midge resta silencieuse un long moment.
— Aucune autre explication ? demanda-t-elle dans un soupir. (Elle fronça les sourcils.) Pour toi, tout va bien ? Il n’y a pas de rumeur qui court ?... Des bruits de couloir ?... n’importe quoi ?
Jabba partit d’un grand rire.
— Midge... Midge... Skipjack est tombé à l’eau, d’accord.
C’est Strathmore qui l’y a poussé. Mais c’est de l’histoire ancienne. Passe à autre chose.
Il y eut un silence de plomb à l’autre bout du fil, et Jabba réalisa qu’il était allé trop loin.
— Excuse-moi, Midge. Je sais que ça a été un beau bordel.
Strathmore a vraiment merdé. Et je comprends que tu gardes une dent contre lui.
— Tout ça n’a aucun rapport avec Skipjack, affirma-t-elle.
— Écoute, Midge. Je n’ai pas d’ a priori vis-à-vis de Strathmore, ni dans un sens, ni dans l’autre. Ce mec est un cryptologue, c’est tout... Ces gars-là, fondamentalement, sont des connards qui se la pètent. Il leur faut toujours le travail pour la veille. Et chaque code qu’ils décryptent est celui qui va sauver le monde !
— Où veux-tu en venir ?
Jabba soupira.
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— Je veux dire que Strathmore est aussi barré que les autres. Mais je sais aussi qu’il aime TRANSLTR plus que sa propre femme. S’il y avait eu le moindre pépin, il m’aurait appelé à la rescousse.
Midge resta encore une fois silencieuse.
— Mes données puent..., répéta-t-elle d’une voix chargée de regret.
Jabba gloussa.
— Il y a un écho sur la ligne, ou quoi ?
Elle rit.
— Midge... Envoie-moi un ordre de mission. Je monterai lundi, à la première heure, réviser ta machine. En attendant, tire-toi d’ici. C’est samedi soir. Prends du bon temps, envoie-toi en l’air !
Elle soupira.
— Je voudrais bien, Jabba. Crois-moi, je voudrais bien !
52.
Le club l’Embrujo – « Le Maléfice » – était situé dans les faubourgs de Séville, au terminus de la ligne 27. L’établissement ressemblait davantage à un fort militaire qu’à une discothèque ; les lieux étaient clos de murs chapeautés de tessons de canettes de bière – un système de dissuasion simple et efficace contre les resquilleurs qui tenaient à leurs doigts.
Au fil du trajet, Becker s’était peu à peu résolu à regarder la vérité en face : il avait échoué. Le moment était venu d’appeler Strathmore pour lui annoncer la nouvelle. Il avait fait tout son possible, il était temps de jeter l’éponge et de rentrer chez lui...
Mais lorsqu’il vit la foule agglutinée devant les portes du club, sa conscience lui dit qu’il n’avait pas le droit d’abandonner – pas encore. Il y avait là le plus grand
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rassemblement de punks qu’il ait vu ; partout, des cheveux tricolores. Becker soupira et analysa la situation. En contemplant cette marée humaine, l’évidence s’imposait d’elle-même : où pourrait être sa punkette, un samedi soir, sinon ici ?
Il descendit du bus, maudissant sa bonne étoile qui l’avait mené jusque-là.
Pour accéder à l’Embrujo, il fallait emprunter un étroit couloir de pierre. A peine entré, Becker fut happé par le flot des clients impatients.
— Bouge de là, pédé !
Un hérisson humain le doubla et lui donna un coup de coude au passage.
— Alors, on s’est fait belle ? lança un autre en tirant violemment sur sa cravate.
— Tu veux baiser ? lui souffla une adolescente semblant sortir tout droit de L’Armée des morts.
L’obscurité du couloir débouchait sur une gigantesque pièce aux murs de ciment, empestant l’alcool et la transpiration.
C’était une vision surréaliste – Becker avait l’impression d’arriver dans une grotte cachée au cœur d’une montagne où des centaines d’adorateurs en transe s’adonnaient à quelque sabbat démoniaque. Une masse compacte, traversée d’ondes spasmodiques, chaque adepte sautant sur place, les bras plaqués contre les flancs, la tête se balançant comme un bulbe sans vie... Plus loin, des âmes folles prenaient leur élan sur la scène pour plonger dans cette mer humaine. Les corps étaient emportés par une vague grouillante de mains aux quatre coins de la salle, comme des ballons sur l’eau. Les stroboscopes accrochés au plafond donnaient à la scène des airs de vieux film muet.