Sur le mur du fond, des enceintes de la taille d’une camionnette hurlaient si fort que même les danseurs les plus effrénés ne s’en approchaient pas à moins de dix mètres.
Becker se boucha les oreilles et parcourut des yeux l’assemblée. Où que se pose son regard, il tombait sur des cheveux rouge, blanc et bleu. Les corps étaient tellement serrés qu’il ne parvenait pas à distinguer les habits. Pas l’ombre d’un drapeau anglais. Et impossible de pénétrer cette foule sans se
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faire piétiner. A côté de lui, quelqu’un se mit à vomir.
Charmant ! gémit Becker. Il battit en retraite dans un vestibule décoré de graffs.
La pièce menait à un étroit tunnel tapissé de miroirs qui lui-même débouchait sur un patio extérieur où des tables et des chaises avaient été installées. Le patio était, certes, surpeuplé de punks, mais pour Becker, cet accès à l’air libre était l’entrée du Nirvana – un vrai ciel s’ouvrait au-dessus de sa tête et la musique y était bien moins oppressante.
Sans se soucier des regards curieux, Becker fendit les groupes de jeunes, retira sa cravate et se laissa choir à la première table libre qu’il trouva. Une éternité semblait s’être écoulée depuis le coup de fil de Strathmore aux aurores. Après avoir retiré les bouteilles de bière vides qui encombraient sa table, Becker posa la tête sur ses bras croisés et ferma les yeux.
Juste quelques minutes, se dit-il.
À huit kilomètres de là, l’homme à la monture de fer était installé à l’arrière d’un taxi qui roulait à toute allure sur une route de campagne.
— L’Embrujo ! grogna-t-il, pour rappeler au conducteur la destination.
Le chauffeur acquiesça, en surveillant, dans le rétroviseur, son étrange client.
— L’Embrujo, grommela-t-il pour lui-même. C’est la cour des miracles, là-bas...
53.
Tokugen Numataka était nu, étendu sur la table de massage, dans son bureau au sommet de l’immeuble de sa société. Sa masseuse personnelle s’employait à dénouer ses cervicales. Elle
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enfonçait ses paumes dans la chair entre les épaules, descendant lentement le long de la colonne jusqu’à la serviette-
éponge qui recouvrait le bas du dos. Ses mains glissèrent encore plus bas... jusque sous le linge. Numataka le remarqua à peine tant il avait l’esprit ailleurs. Toute la journée, il avait attendu un appel sur sa ligne privée. En vain.
Quelqu’un frappa à la porte.
— Entrez ! grommela Numataka.
La masseuse retira vivement ses mains de dessous la serviette. La standardiste entra dans le bureau et s’inclina respectueusement.
— Honorable président...
— Alors ?
La réceptionniste fit une nouvelle révérence.
— J’ai eu le central de la compagnie du téléphone. L’appel provient de l’étranger, code numéro 1 – les États-Unis.
Numataka hocha la tête. C’était une bonne nouvelle. L’appel provenait d’Amérique. Il sourit. Ce n’était donc pas un canular d’un rival japonais.
— Où exactement ?
— Ils se renseignent, honorable président.
— Parfait. Revenez me voir dès que vous en saurez plus.
L’opératrice s’inclina encore avant de sortir.
Numataka sentit ses muscles se détendre. Le code 1.
Vraiment, c’était une bonne nouvelle.
54.
Susan Fletcher, impatiente, faisait les cent pas dans les toilettes de la Crypto en comptant lentement jusqu’à cinquante.
Le sang palpitait dans sa tête. Attends encore un peu, se sermonnait-elle. Hale est North Dakota ! Quels étaient les plans
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de Hale au juste ? Allait-il diffuser la clé d’accès ? Ou, plus gourmand, espérait-il la vendre ? Susan ne tenait plus en place.
Prévenir Strathmore. Prévenir Strathmore...
Elle entrouvrit la porte avec précaution et scruta les parois vitrées du Nodal 3 au fond de la Crypto. Aucun moyen de savoir si Hale l’observait. Maintenant, gagner le bureau de Strathmore... mais sans précipitation – Hale ne devait pas suspecter qu’elle l’avait démasqué. Elle s’apprêtait à sortir des toilettes quand elle entendit des voix. Des voix d’hommes...
Le son provenait de la grille de ventilation près du sol. Elle lâcha la poignée de la porte et s’approcha de l’orifice. Les voix étaient étouffées par le bourdonnement sourd des générateurs.
La conversation semblait provenir des passerelles du sous-sol.
Une voix était stridente, énervée. Apparemment, celle de Phil Chartrukian.
— Vous ne me croyez pas ?
La dispute monta d’un cran.
— Nous avons un virus !
Puis, plus fort encore :
— Il faut prévenir Jabba !
Il y eut des bruits de lutte.
— Laissez-moi !
Le cri qui suivit était à peine humain. Un long vagissement d’horreur, comme un animal agonisant qu’on torture. Susan frissonna. Le bruit cessa aussi brutalement qu’il avait commencé. Et ce fut le silence.
La seconde suivante, comme dans un film d’horreur de série B, la lumière dans les toilettes baissa d’intensité. Les lampes clignotèrent, puis s’éteignirent. Et Susan Fletcher se retrouva plongée dans les ténèbres.
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55.
— C’est ma place, connard ! lâcha une voix en anglais.
Becker releva la tête. Personne ne parle donc espagnol dans ce fichu pays ? Un gamin boutonneux, au crâne quasi rasé, se tenait planté devant lui. La moitié de son crâne était peinte en rouge, l’autre en violet. On aurait dit un œuf de Pâques.
— J’ai dit : c’est ma place, connard.
— J’avais bien compris, répliqua Becker en se levant.
Il n’était pas d’humeur à se battre. Il était temps de quitter les lieux.
— Où t’as mis mes bouteilles ?
Le jeune portait une épingle de nourrice dans le nez.
Becker désigna les bouteilles de bière qu’il avait posées au sol.
— Elles étaient vides.
— Pourquoi t’as touché à mes bouteilles, putain ?
— Je m’excuse, murmura Becker en tournant le dos pour partir.
Le punk lui barra la route.
— Ramasse-les !
Becker cligna des yeux, pas amusé du tout.
— C’est une blague ?
Il le dépassait d’une bonne tête et pesait vingt-cinq kilos de plus que lui.
— J’ai l’air de plaisanter, connard ?
Becker ne répondit pas.
— Ramasse-les ! aboya le gamin.
Becker tenta de le contourner, mais l’adolescent lui bloqua encore la route.
— J’t’ai dit de les ramasser !
Les punks défoncés aux tables voisines commençaient à se retourner pour profiter du spectacle.
— A ta place, je laisserais tomber, mon garçon, lui dit Becker calmement.
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— Me cherche pas ! lança le gamin bouillant de colère. C’est ma table ! Je viens là tous les soirs. Alors maintenant, tu ramasses !