La toute nouvelle Vespa de Becker gravissait péniblement la côte située à l’entrée de l’aéroport de Séville. Durant tout le trajet, David n’avait pas desserré les poings, roulant à tombeau ouvert. Sa montre réglée à l’heure locale indiquait qu’il était tout juste deux heures du matin.
À l’approche du bâtiment principal, il grimpa sur le trottoir et sauta de l’engin en route. Le scooter s’écroula dans un fracas de métal et crachota avant de s’éteindre. Malgré ses jambes en coton, Becker se précipita vers la porte à tambour. Plus jamais ça ! se promit-il.
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Le hall était aseptisé, baigné d’une lumière crue. À part un employé qui polissait le sol, le lieu était désert. Au bout de la salle, une hôtesse était en train de fermer le guichet de Air Iberia. C’était mauvais signe.
Il s’élança dans sa direction.
— ¡ El vuelo para los Estados Unidos ?
La séduisante Andalouse, derrière le comptoir, releva les yeux et lui sourit d’un air désolé.
— Acaba de despegar. Il est en train de décoller.
Ses mots restèrent un long moment suspendus dans l’air.
Je l’ai loupée... Becker sentit ses épaules s’effondrer.
— Y avait-il des places en stand-by sur ce vol ?
— Oui, beaucoup, répliqua-t-elle dans un sourire. L’avion était presque vide. Le vol de demain matin, huit heures, est aussi...
— J’ai besoin de savoir si une amie à moi est montée dans l’avion. Elle voyageait en stand-by.
La femme se renfrogna.
— Je suis navrée de ne pas pouvoir vous répondre. Plusieurs billets sans réservation ont été vendus ce soir, mais il y a une clause de confidentialité qui...
— C’est vraiment important, insista Becker. Je veux juste savoir si elle a pris l’avion. C’est tout.
La femme hocha la tête d’un air compatissant.
— Querelle d’amoureux ?
Becker réfléchit un instant. Puis il répondit avec un sourire contrit.
— Ça se voit tant que ça ?
Elle lui fit un clin d’œil.
— Quel est son nom ?
— Megan, murmura-t-il d’un air attristé.
L’hôtesse sourit.
— Votre petite amie doit avoir aussi un nom de famille ?
Becker tressaillit. Sûrement, mais lequel ? !
— En fait, c’est une situation un peu compliquée. Vous disiez que l’avion était presque vide. Peut-être pourriez-vous...
— Sans son nom de famille, je ne peux...
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— Il me vient une idée, l’interrompit Becker. Vous étiez ici toute la soirée ?
La femme acquiesça.
— Mon service est de sept à sept.
— Dans ce cas, peut-être l’avez-vous aperçue ? Une jeune fille. Quinze ou seize ans. Avec des cheveux... Mais, avant d’avoir pu finir sa phrase, Becker réalisa son erreur.
L’Andalouse plissa les yeux et le fixa du regard.
— Votre petite amie a quinze ans ?
— Non ! hoqueta Becker. En fait...
Et merde...
— Aidez-moi, je vous en prie, c’est très important.
— Désolée, rétorqua-t-elle sèchement.
— Ce n’est pas du tout ce que vous pensez. Je vous demande juste...
— Au revoir, monsieur.
La femme abaissa d’un geste sec la grille de métal sur le guichet et disparut dans une arrière-salle.
Becker grogna et leva les yeux au ciel. Du calme, du calme...
Il parcourut du regard la salle des pas perdus. Personne. Elle a vendu la bague et s’est envolée. Il marcha vers l’homme de ménage.
— ¿ Ha visto usted una chica joven ? cria-t-il pour couvrir le bruit de la cireuse.
Le vieil homme se pencha et éteignit sa machine.
— Quoi ?
— ¿ Una chica ? répéta Becker. El cabello rojo, azul, y blanco. Avec des cheveux rouge, blanc et bleu.
L’homme se mit à rire.
— ¡ Que horror !
Et il retourna à son travail.
David Becker, planté au milieu de l’aéroport désert, ne savait plus que faire. Durant toute la soirée, il avait accumulé les erreurs. Les mots de Strathmore résonnaient dans sa tête :
« Inutile de me rappeler tant que vous n’avez pas la bague. » Un abattement profond s’empara de lui. Si Megan avait vendu l’anneau et pris l’avion, la piste était définitivement perdue.
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Becker ferma les yeux. Que faire maintenant ? Mais il décida de remettre cette question à plus tard. Pour l’heure, il avait une affaire urgente qu’il ne pouvait plus ajourner : aller aux toilettes.
64.
Susan se retrouva seule dans la pénombre et le silence du Nodal 3. Sa mission était simple : entrer dans le terminal de Hale et localiser la clé avant d’effacer l’intégralité de sa correspondance avec Tankado. Il ne resterait alors nulle trace de Forteresse Digitale.
Mais ses appréhensions persistaient à l’idée de récupérer la clé pour débloquer l’algorithme. C’était jouer avec le feu.
Jusqu’à présent, la chance avait été de leur côté. North Dakota était miraculeusement apparu sous leur nez, et désormais coincé au sous-sol. Le reste dépendait de David. Il devait mettre la main sur l’autre exemplaire de la clé. Susan espérait qu’il était en bonne voie.
En avançant vers le cœur du Nodal 3, Susan essayait de mettre ses idées au clair. Curieusement, elle se sentait mal à l’aise dans cet espace pourtant si familier. Le Nodal 3, ainsi plongé dans le noir, était méconnaissable. Mais ce n’était pas simplement l’obscurité... Elle hésita un instant, et jeta un regard vers les portes bloquées. Aucun moyen de sortir. Vingt minutes, pensa-t-elle. Une éternité...
Arrivée à deux mètres du terminal de Hale, Susan perçut une odeur musquée, une senteur inhabituelle dans le Nodal 3.
Le déionisateur était peut-être déréglé ? L’odeur lui était vaguement familière, et un frisson glacial parcourut son corps.
Elle songea à Hale, prisonnier de sa geôle embrumée. Aurait-il
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déclenché un incendie en bas ? Elle huma l’air en direction des grilles d’aération. Non, cela provenait de plus près.
Susan jeta un coup d’œil vers la porte saloon du coin-cuisine. Et, soudain, elle identifia l’odeur : un mélange d’eau de toilette... et de sueur.
D’instinct, elle fit un pas en arrière. Derrière les lattes du battant, deux yeux la fixaient. L’évidence la frappa de plein fouet : Greg Hale n’était pas enfermé dans les sous-sols – il était là, dans le Nodal 3 ! Il s’était glissé hors de la trappe avant que Strathmore ne la referme et, grâce à ses gros biceps, il était parvenu à ouvrir les portes tout seul.
On dit que la terreur paralyse, mais c’est un mythe. A la seconde où l’information parvint à son cerveau, le corps de Susan se mit en mouvement. Elle fit demi-tour et s’éloigna dans le noir, trébuchant, avec une seule idée en tête : fuir. Aussitôt un grand fracas retentit dans son dos. Hale, qui, jusqu’alors, était resté assis en silence sur la cuisinière, étendit brusquement ses jambes pour s’en servir comme d’un bélier. Sous le choc, les portes volèrent en éclats et sortirent de leurs gonds. Hale fondit sur elle, à grandes enjambées.
Susan renversa une lampe sur son passage, dans l’espoir de le faire trébucher. Mais il l’évita d’un bond. Il la rattrapait.