— Eh, m’sieur !
Becker traversait le hall en direction d’une rangée de cabines téléphoniques. Il s’arrêta et se retourna. C’était la fille qu’il venait de surprendre dans les toilettes.
— M’sieur, attendez !
Que me veut-elle ? Me poursuivre pour « attentat à la pudeur » ? L’adolescente traînait son sac derrière elle. Quand elle arriva à sa hauteur, elle lui fit un grand sourire.
— Pardon de vous avoir insulté tout à l’heure. Mais vous m’avez surprise.
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— Pas de problème, assura Becker, un peu décontenancé.
C’est moi qui étais dans les toilettes des femmes...
— Je sais que ça peut paraître bizarre de demander ça..., commença la fille en battant des paupières sur ses yeux injectés de sang. Mais pourriez-vous me prêter un peu d’argent ?
Becker la regardait, incrédule.
— Pour quoi faire ? demanda-t-il.
Pas question de financer ta dope, jeune fille !
— Je voudrais rentrer chez moi, reprit la blondinette. Vous voulez bien m’aider ?
— Vous avez raté votre avion ?
Elle acquiesça.
— J’ai perdu mon billet. Et ils n’ont pas voulu me laisser embarquer, ces salauds. Je n’ai pas d’argent pour m’en acheter un autre.
— Où sont vos parents ?
— Aux États-Unis.
— Et vous ne pouvez pas les joindre ?
— Non. J’ai essayé déjà. J’imagine qu’ils sont partis passer le week-end sur le yacht d’un ami.
Becker observa les habits chic de la demoiselle.
— Vous n’avez pas de carte de crédit ?
— Si, mais mon père l’a bloquée. Il croit que je me drogue.
— Et ce n’est pas le cas ? répliqua Becker, en désignant son avant-bras boursouflé.
La fille lui jeta un regard indigné.
— Bien sûr que non !
Elle se paie ma tête...
— Allez. Vous avez l’air de quelqu’un de riche. Vous pourriez me prêter un peu d’argent pour que je rentre chez moi... Je vous rembourserai.
Cet argent finirait sans nul doute entre les mains d’un dealer.
— D’abord, je ne suis pas riche... Je suis enseignant. Mais je veux bien faire quelque chose pour vous...
Vous faire passer l’envie de mentir ! songea-t-il.
— Je vais vous acheter moi-même ce billet, se contenta-t-il de dire.
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La blondinette resta clouée sur place, sous le choc.
— Vous feriez ça pour moi ? bredouilla-t-elle, le regard illuminé d’espoir. Vous me paieriez un billet retour ? Oh, merci, merci.
Becker était sans voix. Apparemment, il avait mal jugé la situation.
L’adolescente se jeta dans ses bras.
— J’ai passé un été de merde ! s’exclama-t-elle, au bord des larmes. Oh, merci ! Je veux tellement partir d’ici !
Becker répondit timidement à son embrassade. Lorsque l’adolescente se détacha de lui, il ne put s’empêcher de regarder son avant-bras.
— C’est pas beau, hein ?
Becker hocha la tête.
— Et vous soutenez ne pas vous droguer ?
La fille éclata de rire.
— C’est du marqueur magique ! Je me suis à moitié arraché la peau en essayant d’effacer ce machin. Et ça a bavé partout.
Becker examina de plus près les boursouflures. Sous les lumières fluorescentes, il aperçut, derrière la peau à vif, des traces – des fantômes de lettres.
— Et vos yeux ? demanda Becker, perplexe. Pourquoi sont-ils si rouges ?
La jeune fille rit encore.
— Je n’ai pas arrêté de pleurer. A cause de l’avion que j’ai raté.
Becker observa une nouvelle fois les restes d’inscriptions sur son bras.
Elle se renfrogna, gênée.
— On arrive encore à lire, hein ?
Il se pencha. Oui, c’était tout à fait lisible. En découvrant le message, Becker se retrouva projeté dix heures en arrière... Il était de retour dans la chambre d’hôtel de l’Alfonso XIII, avec ce gros Allemand se touchant l’avant-bras et son accent à couper au couteau...
— Ça va pas ? demanda la fille devant le trouble soudain de Becker. Celui-ci restait les yeux rivés sur le bras de la blonde,
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pris de vertige, lisant en boucle le message laconique : FUCK OFF
AND DIE.
La jeune fille était embarrassée.
— C’est mon ami qui a écrit ça... c’est un peu crétin, je sais...
Becker en avait le souffle coupé. « Fock off und die »...
l’Allemand n’avait pas voulu l’insulter, mais l’aider, au contraire... Becker leva les yeux vers le visage de la jeune fille. À
la lueur des tubes fluorescents, il distinguait à présent des traces de couleurs dans ses cheveux.
— C’est v-vous..., bégaya-t-il en regardant ses lobes d’oreilles intacts. Vous ne portez pas de boucles d’oreilles ?
Elle le regarda d’un air étrange, puis tira de sa poche un petit pendentif qu’elle lui montra. Becker observa la tête de mort qui se balançait dans ses doigts.
— C’est un clip ? bredouilla-t-il.
— Évidemment ! répliqua-t-elle. J’ai une peur bleue des aiguilles.
70.
David Becker était planté au milieu du hall de l’aéroport, les jambes flageolantes. La présence de cette jeune fille en face de lui marquait la fin de sa longue quête. Elle s’était changée et lavé les cheveux – dans l’espoir, peut-être, de vendre la bague plus facilement – mais elle n’avait pu embarquer pour New York.
Becker avait du mal à contenir son excitation. Sa course folle allait aboutir, il touchait enfin au but. Il observa les doigts de l’adolescente. Rien. Son attention se reporta sur le sac.
L’anneau est là. Il doit forcément être là ! Il sourit, faisant un effort pour garder bonne contenance.
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— Ça va vous paraître dingue... Mais je crois que vous avez quelque chose que je recherche.
— Ah ?
Megan sembla soudain sur ses gardes. Becker sortit son portefeuille.
— Bien entendu, je vous paierai pour ça.
Il commença à compter les billets qui lui restaient. Aussitôt, Megan tressaillit. Elle interpréta mal les intentions de Becker.
Elle lança un regard effrayé vers la porte à tambour... pour mesurer la distance à parcourir. Environ cinquante mètres.
— Je peux vous donner de quoi payer votre billet retour si vous...
— Inutile d’en dire plus, dit-elle d’une voix hachée. Je sais très bien ce que vous voulez.
Elle se pencha vers son sac et fouilla ses poc hes. Les efforts de Becker allaient être enfin récompensés. Elle l’a ! Elle a ma bague ! Comment avait-elle deviné ? Peu importait, au fond, il était trop épuisé pour chercher à comprendre. Tous ses muscles se relâchaient d’un coup. Il se voyait déjà en train de tendre l’anneau à un Strathmore fou de joie. Puis Susan et lui fileraient au Stone Manor, s’étendraient sur le grand lit à baldaquin, et rattraperaient le temps perdu...
L’adolescente finit par trouver ce qu’elle cherchait : sa bombe au poivre – la masse d’armes des temps modernes, légère et écologiquement correcte, qui projetait un mélange corsé de poivre de Cayenne et de poudre de piment oiseau. D’un geste rapide, elle brandit la bombe et aspergea une grande giclée de produit dans les yeux de Becker. Elle ramassa son sac et s’élança vers la sortie. Un coup d’œil jeté derrière son épaule lui confirma que David Becker était à terre, se tordant de douleur, les mains sur le visage.
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