Becker voulut se relever, mais il en était incapable. Ses brûlures l’aveuglaient. Il ne pouvait pourtant pas la laisser partir !
Il tenta de l’appeler, lui crier de rester, mais ses poumons aussi étaient en feu, un nœud de douleur irradiant.
— Non..., bredouilla-t-il en toussant.
Le son étouffé mourut sur ses lèvres. Elle allait passer la porte, disparaître à jamais. Il fit une nouvelle tentative pour l’appeler, mais sa gorge était un tison ardent ; aucun son n’en sortait.
L’adolescente avait presque rejoint la sortie. Becker se remit tant bien que mal sur ses jambes et essaya de reprendre son souffle. Il avança à pas laborieux dans sa direction. La fille s’engouffra dans le premier compartiment de la porte à tambour qui se présenta, traînant son sac dans son sillage. Vingt mètres derrière elle, Becker titubait, aveuglé et suffoquant.
— Attendez ! hoqueta-t-il. Attendez !
La fille poussa le battant pour rejoindre la sortie. La porte commença à tourner, mais s’immobilisa soudain. Son sac empêchait la rotation. Prise de panique, la fille s’agenouilla et tira sur la sangle de toutes ses forces.
Becker concentra sa vision sur cette portion de sac. Un petit carré de nylon rouge l’hypnotisant comme la muleta d’un matador. Il plongea, bras en avant, pour l’attraper. Quand il retomba sur le carrelage, les mains à quelques centimètres de la porte, le sac rouge glissa dans la fente et disparut. Ses doigts agrippèrent le vide, et le tambour se remit en mouvement. La jeune fille, avec son sac, se retrouva de l’autre côté, dans la rue.
— Megan ! hurla Becker en se traînant au sol.
– 245 –
Un éclair de douleur, aveuglant, le transperça de part en part. Puis ce fut le trou noir. Le vertige, une spirale sans fin qui l’emportait... sa voix se perdit dans le néant.
— Megan... Megan...
Combien de temps David Becker resta-t-il ainsi inconscient, étendu par terre, avant de percevoir à nouveau le bourdonnement des néons au-dessus de sa tête ? Tout semblait immobile autour de lui. A travers le silence, il entendit une voix.
Quelqu’un l’appelait. Il essaya de décoller sa tête du sol. Il flottait dans une sorte de nébuleuse. À nouveau, cette voix... Il cligna des yeux et aperçut une silhouette dans le hall, à une dizaine de mètres de lui.
— M’sieur ?
Becker reconnut cette voix. C’était son adolescente. Elle se tenait postée devant une autre porte, plus loin, serrant son sac contre sa poitrine. Elle semblait terrorisée.
— M’sieur ? répéta-t-elle d’une voix chevrotante. Je ne vous ai pas dit comment je m’appelle. Comment vous connaissez mon nom ?
74.
Le directeur Leland Fontaine était aussi impressionnant qu’une montagne. C’était un homme de soixante-trois ans, avec une coupe de cheveux et un port tout militaires. Ses yeux, d’un noir de jais, ressemblaient à deux billes de charbon quand il était irrité, ce qui était le cas la plupart du temps. Il avait gravi tous les échelons de la NSA à la force du poignet – grâce à sa capacité de travail phénoménale, à son sens infaillible de l’organisation et parce qu’il était un disciple respecté de ses pairs. Il était également le premier directeur afro-américain de
– 246 –
l’agence, mais personne n’évoquait jamais cette particularité. La race et la couleur de peau n’intervenant jamais dans les jugements du directeur, tout le personnel à l’agence suivait son exemple.
Fontaine avait laissé Midge et Brinkerhoff plantés dans son bureau tandis qu’il se préparait son légendaire café guatémaltèque. Il s’installa ensuite derrière sa table de travail, sans leur proposer de s’asseoir, et les interrogea comme deux gamins convoqués chez le principal.
Midge prit la parole. Elle énuméra la suite d’événements qui les avait conduits à violer le sanctuaire de Fontaine.
— Un virus ? demanda le directeur froidement. Vous pensez sérieusement que nous sommes infectés ?
Brinkerhoff tressaillit.
— Oui, patron, affirma Midge.
— Et cela, parce que Strathmore a contourné Gauntlet ?
reprit-il en jetant un coup d’œil à l’historique des commandes posé devant lui.
— Oui, dit Midge. Et il y a un fichier qui tourne depuis plus de vingt heures sans avoir été décodé !
Fontaine fronça les sourcils.
— C’est en tout cas ce que prétendent vos données...
Midge ouvrit la bouche pour protester, mais elle retint sa langue.
— La Crypto est plongée dans le noir, ajouta-t-elle.
Fontaine leva les yeux, visiblement étonné. Midge opina d’un léger mouvement de tête.
— Le courant est coupé. Jabba pense que ça peut être dû à...
— Vous avez appelé Jabba ?
— Oui, patron. Je...
— Jabba ? répéta Fontaine en se levant, furieux. Et pourquoi n’avez-vous pas contacté le commandant ?
— C’est ce que nous avons fait ! se défendit Midge. Mais il a répondu que tout allait bien.
Fontaine était campé en face d’eux, sa poitrine se soulevait comme un soufflet de forge.
— Je ne vois pas pourquoi nous mettrions sa parole en doute, rétorqua-t-il d’un ton sans appel.
– 247 –
Il but une gorgée de café...
— A présent, si vous voulez bien m’excuser... du vrai travail m’attend.
Midge en resta bouche bée.
— Vous n’allez rien faire ?
Brinkerhoff se dirigeait vers la porte de son bureau, pour l’inciter à partir, mais Midge restait plantée devant Fontaine.
— L’entretien est terminé, mademoiselle Milken. Vous pouvez disposer.
— Mais... Mais, patron, bégaya-t-elle. Je... Je proteste. Je pense que...
— Vous protestez ? s’étonna-t-il en posant son café. Il se trouve que c’est moi qui aurais des raisons de protester ! Je proteste contre votre intrusion dans mon bureau. Je proteste contre vos insinuations laissant entendre que le directeur adjoint de l’agence nous mentirait. Et je proteste...
— Nous avons un virus, patron ! Mon instinct me dit que...
— Votre instinct vous trompe, mademoiselle Milken ! Cette fois, il se fourvoie !
Midge ne voulait pas baisser pavillon...
— Le commandant Strathmore a contourné Gauntlet !
Fontaine fondit sur elle et lui hurla sous le nez :
— Cela fait partie de ses prérogatives ! Je vous paie pour surveiller les agissements du personnel, pas pour espionner mon directeur adjoint ! Sans lui, nous en serions encore à décrypter les codes avec un papier et un stylo ! Maintenant, dehors !
Il se retourna vers Brinkerhoff, qui attendait, tout pâle et tremblant, sur le seuil de la porte :
— Tous les deux !
— Avec tout le respect que je vous dois, monsieur, insista Midge, je ne saurais trop vous recommander d’envoyer une équipe de la Sys-Sec là-bas pour vous assurer que...
— C’est hors de question !
Après un silence de tension extrême, Midge acquiesça.
— Comme vous voudrez, monsieur le directeur. Bonne nuit.
Elle fit volte-face et s’en alla. Brinkerhoff vit dans les yeux de sa collègue qu’elle n’avait nullement l’intention de baisser les
– 248 –
bras. Pas avant d’être allée au bout de ce que lui dictait son intuition. Puis il observa un instant son patron, cet être massif qui était retourné derrière son bureau, bouillant de colère. Ce n’était pas l’homme qu’il connaissait. D’ordinaire, le directeur était quelqu’un de pointilleux, qui aimait que les choses soient nettes et carrées. Il encourageait toujours son équipe à lever toutes les zones d’ombre, si minimes fussent-elles. Et voilà qu’il leur demandait de fermer les yeux sur une série d’incongruités manifestes.