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mal est bien plus profond. Il s’agit de la population tout entière.
Les gens n’ont plus confiance. Ils sont devenus paranoïaques.
Pour eux, nous sommes l’ennemi. Des personnes comme vous et moi, entièrement dévouées aux intérêts de la nation, avons de plus en plus de mal à servir notre pays, parce qu’on ne cesse de nous poignarder dans le dos... Aux yeux du peuple, nous ne sommes plus des artisans de la paix, mais des espions, des indics, des despotes en puissance.
Strathmore poussa un long soupir.
— Malheureusement, nos citoyens sont bien naïfs... ils n’imaginent pas les horreurs qu’ils endureraient si nous n’étions pas là pour garder la maison. Et c’est notre devoir de les sauver de leur propre ignorance, avec ou sans leur consentement.
Susan attendait la suite... Le commandant regarda le sol un moment, d’un air las, puis releva les yeux vers la jeune femme.
— Chère Susan..., lui dit-il avec un sourire plein de tendresse. Je sais que vous allez être tentée de m’interrompre, mais je vous demande, cette fois encore, de m’écouter jusqu’au bout... J’ai intercepté les mails de Tankado, il y a environ deux mois. Comme vous l’imaginez, j’étais estomaqué quand j’ai découvert sa correspondance avec North Dakota... Forteresse Digitale, un algorithme de codage incassable ! Je n’y croyais pas. Mais à chaque nouveau mail, Tankado semblait de plus en plus confiant. Quand j’ai lu qu’il comptait utiliser des codes mutants pour engendrer une variabilité des textes clairs, j’ai pris conscience qu’il avait des années-lumière d’avance sur nous. C’était une approche totalement visionnaire. Personne chez nous n’y avait songé...
— Évidemment... le principe même est à peine crédible.
Strathmore se leva et commença à arpenter la pièce, tout en surveillant la porte des yeux.
— Il y a quelques semaines, quand j’ai appris que Forteresse Digitale allait être mise aux enchères sur le Net, j’ai bien été obligé de me rendre à l’évidence : Tankado avait réussi son pari.
Et si des développeurs japonais faisaient l’acquisition de cet algorithme, nous étions finis... J’ai donc essayé de trouver une parade. J’ai bien pensé à faire disparaître Tankado, mais avec toute la publicité faite autour de ce programme et ses récentes
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déclarations concernant TRANSLTR, nous aurions été les premiers suspects. Et c’est alors que l’idée m’est venue...
Strathmore se tourna vers Susan.
— Je me suis dit qu’il ne fallait surtout pas tenter d’arrêter Forteresse Digitale.
Susan le regarda, étonnée.
— Qu’elle était, au contraire, la chance de notre vie.
L’algorithme allait travailler pour nous, et non contre nous.
C’était absurde, pensa Susan, Forteresse Digitale était un algorithme incassable, qui ne pouvait que mener la NSA à sa perte...
— A condition, précisa Strathmore, de pouvoir visiter le programme... avant que Forteresse Digitale soit lancée sur le marché...
Il lança à Susan un regard malicieux.
— Une porte secrète ! lâcha la jeune femme, oubliant les mensonges de Strathmore, soudain gagnée par une bouffée d’excitation. Comme pour Skipjack...
— Tout juste. Mais pour cela, il me faut la clé pour décoder notre copie de Forteresse Digitale... Une fois les modifications effectuées, il nous suffira de remplacer le fichier mis à disposition par Tankado sur Internet par notre version.
Forteresse Digitale étant un algorithme made in Japan, personne ne soupçonnera la NSA d’avoir piégé le programme.
Le plan était ingénieux. C’était du grand Strathmore. Faciliter la diffusion d’un algorithme de chiffrement que la NSA pourrait décoder à loisir !
— Accès libre, pour tous, précisa-t-il. Forteresse Digitale deviendra en un rien de temps le standard mondial de cryptage.
— Vous croyez ? Même si Forteresse Digitale est disponible gratuitement, la plupart des utilisateurs préféreront, pour des questions pratiques, continuer à utiliser leur programme de codage actuel. Je ne vois pas pourquoi ils en changeraient...
Strathmore sourit.
— Pour une raison toute simple : il y aura une fuite chez nous. Le monde entier va apprendre l’existence de TRANSLTR...
Susan ouvrit de grands yeux.
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— La nouvelle va se répandre comme une traînée de poudre : la NSA possède une machine capable de casser n’importe quel algorithme, tous, sauf Forteresse Digitale !
— Alors tout le monde se rabattra sur le programme de Tankado..., termina Susan, admirative. Sans savoir que nous pouvons le décoder !
Strathmore acquiesça.
Il y eut un long silence.
— Je suis désolé d’avoir dû vous mentir, reprit-il. Réécrire Forteresse Digitale est une manœuvre plutôt risquée. Je ne voulais pas vous impliquer là-dedans.
— Je... Je comprends, répondit-elle doucement, encore sonnée par l’ingéniosité de ce plan. Vous êtes plutôt doué pour les cachotteries.
— J’ai des années de culte du secret derrière moi. C’était le seul moyen de vous protéger.
Susan hocha la tête.
— Qui d’autre est au courant ?
— Personne.
— Le contraire m’eût étonnée, répliqua Susan, esquissant son premier sourire depuis bien longtemps.
— Dès que tout ça sera fini, j’en informerai bien entendu le directeur.
Susan était impressionnée. Le plan de Strathmore était sans précédent ; le coup porté aux ennemis de la démocratie serait presque fatal. Le commandant s’était lancé dans cette aventure tout seul... et il était sur le point de réussir ! La clé était dans le Nodal 3. Tankado était mort. Et son complice avait été identifié...
Susan réfléchit. La mort de Tankado facilitait effectivement bien les choses... La jeune femme frissonna. Le commandant lui avait menti sur de nombreux points. Elle le regarda, mal à l’aise.
— Vous avez tué Ensei Tankado ?
Strathmore secoua énergiquement la tête.
— Bien sûr que non ! C’était tout à fait inutile. Pour tout dire, je préférerais qu’il soit encore en vie ! Sa mort pourrait rendre les gens suspicieux à l’égard de Forteresse Digitale. Je voulais intervertir les deux versions de l’algorithme de la
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manière la plus discrète possible. Dans mon plan original, je procédais au changement et je laissais Tankado vendre la clé.
C’était logique. Tankado n’avait aucune raison de soupçonner que l’algorithme sur Internet n’était pas la version originale. Personne ne pouvait l’ouvrir, à part North Dakota et lui-même. À moins que Tankado n’épluche les lignes d’instruction après la mise sur le marché de Forteresse Digitale, il n’aurait jamais connu l’existence de la porte secrète. Et il avait tellement trimé sur ce programme qu’il n’allait pas s’y replonger de sitôt...
Les pièces du puzzle se mettaient en place. Voilà pourquoi le commandant avait souhaité rester seul dans la Crypto. Placer une porte dérobée dans un algorithme complexe et procéder à un échange discret des programmes sur Internet était une tâche délicate et ardue. Le maître mot était la confidentialité. La moindre fuite laissant entendre que Forteresse Digitale ait pu être retouchée faisait tomber toute l’opération à l’eau.