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le sang. Non, il n’avait pas mal, il ne sentait rien, il fallait courir, courir tête baissée dans le dédale, surtout ne pas s’arrêter...
Hulohot s’élança à la poursuite de sa proie. Il aurait pu viser la tête, mais en bon professionnel, il avait joué la sécurité.
Becker était une cible en mouvement ; en visant le milieu du corps, il optimisait sa marge d’erreur, tant verticalement qu’horizontalement. Le choix s’était révélé payant. Becker avait bifurqué au dernier moment, et si Hulohot avait visé la tête, il l’aurait sans doute manqué... Au lieu de ça, il avait fait mouche sur le côté de son corps. La balle avait à peine touché Becker et la blessure n’était pas mortelle, mais c’était un premier pas. Le contact avait été établi. La proie avait senti le doigt de la mort l’effleurer. Un nouveau jeu commençait.
Becker fonçait à l’aveuglette. Il changeait sans cesse de direction, faisait des tours et des détours, évitait les lignes droites. Mais les bruits de pas le suivaient, implacables. Peu importait où il était et qui le pourchassait ; son esprit était désormais vide, incapable de concevoir une pensée rationnelle.
Même la douleur n’avait plus droit de cité. Il n’y avait plus que l’instinct de survie et la peur – celle qui donne des ailes.
Derrière lui, une balle percuta un azulejo. Des éclats de faïence colorée volèrent dans son cou. Il bifurqua à gauche, dans une autre ruelle. Il s’entendit crier à l’aide mais, hormis ses pieds qui claquaient sur les pavés et ses halètements, l’air matinal ne lui renvoyait qu’un silence de mort. A présent, un tison ardent fouillait son flanc. Il craignait de laisser une traînée rouge sur le blanc de la chaux. Il allait de porte en porte, dans l’espoir de trouver une ouverture pour s’échapper de ce boyau étouffant. Mais rien. Et la venelle se rétrécissait encore...
— ¡ Socorro ! criait Becker hors d’haleine, d’une voix à peine audible.
Les murs se rapprochaient de plus en plus. Devant lui, le passage s’incurvait. Becker espérait déboucher sur une intersection, une patte-d’oie, n’importe quoi pour sortir de là...
mais rien ! Que des portes closes. Des porches fermés. Et ces parois, de part et d’autre, toujours plus proches... ces pas, dans
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son dos, qui grandissaient... Droit devant, une ligne droite ! Plus loin, la ruelle se redressait – une pente raide. Becker sentit les muscles de ses jambes se tétaniser sous l’effort. Il perdait de la vitesse !
Et ce qui devait arriver arriva...
Comme une autoroute jamais achevée, faute de fonds, la venelle s’arrêtait d’un coup. Un haut mur, un banc de bois, et rien d’autre. Aucune issue. Becker leva les yeux sur l’immeuble de trois étages qui lui barrait la route, puis rebroussa chemin.
Mais à peine avait-il fait quelques pas en sens inverse qu’il se figea net.
Au bas de la pente, l’homme apparut, avançant dans sa direction d’un pas déterminé. Dans sa main, le revolver, où se reflétait le soleil du matin.
Dans un éclair de lucidité, Becker se sut perdu. Il recula vers le mur, grimaçant sous la douleur qui se rappelait soudain à son souvenir. Il porta la main à sa blessure ; du sang s’écoulait entre ses doigts, maculant l’anneau d’or d’Ensei Tankado. Tout tournait dans sa tête. Il regarda ce cercle de métal gravé, interdit. Il avait oublié qu’il l’avait à son doigt, pourquoi il était venu à Séville... Il releva la tête vers la silhouette qui s’approchait, puis regarda à nouveau la bague. Était-ce pour cet objet que Megan était morte ? Pour cela qu’il allait, lui aussi, mourir ?
L’ombre gravissait la pente. Becker était dans un cul-de-sac ; autour de lui, un camaïeu de blancs de chaux... des portes de chaque côté, mais il était trop tard pour appeler à l’aide. Il se plaqua contre le mur du fond. Il avait l’impression de sentir chaque caillou sous les semelles de ses chaussures, chaque creux, chaque bosse de la paroi dans son dos. Les souvenirs défilaient dans sa tête, son enfance, ses parents... Susan.
Oh mon Dieu... Susan...
Pour la première fois depuis qu’il était adulte, Becker se mit à prier. Il ne priait pas pour échapper à la mort ; il ne croyait pas aux miracles. Mais il souhaitait, de toute son âme, que cette femme qu’il allait laisser derrière lui surmonte le chagrin et ne doute jamais qu’il l’avait aimée. Il ferma les yeux. Les souvenirs jaillirent en lui comme un torrent. Pas ceux de son travail à
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l’université – aucune image de réunions pédagogiques, ni de ses cours en amphithéâtre, rien de ce qui occupait pourtant quatre-vingt-dix pour cent de son existence... Mais des souvenirs d’elle.
Des souvenirs tout simples. Le jour où il lui avait appris à manger avec des baguettes, leur balade en bateau à Cape Cod...
Je t’aime... ne l’oublie pas... je t’aime pour la vie.
Les faux-semblants, les façades, les masques et les déguisements, tout ce derrière quoi David Becker se cachait s’était soudain évanoui. Il se tenait là, nu, face à Dieu.
Je suis un homme, pensa-t-il. Et il ajouta, avec ironie : un homme sans cire.
Il se tenait immobile, les yeux fermés, tandis que le tueur à la monture de fer approchait. Quelque part, non loin d’eux, une cloche sonna. Becker attendait, derrière le rideau noir de ses paupières, la détonation qui allait mettre fin à ses jours.
89.
Le soleil perça le ciel, juste au ras des toits, et la lumière s’insinua dans les ruelles encaissées. Au sommet de la Giralda, les cloches appelaient à la première messe. Tous les habitants du quartier attendaient ce moment. Partout, les portes s’ouvraient, les gens, par familles entières, envahissaient les rues. Comme du sang neuf dans les veines du vénérable Santa Cruz, le flot humain s’écoulait vers le cœur de leur pueblo, vers le noyau de leur histoire, leur Dieu, leur terre d’asile – leur cathédrale.
Les tintements résonnaient dans la tête de Becker. Suis-je mort ? Ce fut presque à contrecœur qu’il ouvrit les yeux et battit des paupières, gêné par les premiers rayons du soleil. Il savait parfaitement où il était. Il releva la tête et chercha du regard son assaillant. Mais l’homme à la monture de fer avait disparu.
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D’autres gens avaient pris sa place. Hommes, femmes et enfants, dans leurs beaux habits du dimanche, émergeaient de leurs maisons pour se rejoindre dans la ruelle. Des gens qui parlaient, riaient...
Au pied de la pente, à l’abri du regard de Becker, Hulohot pestait de frustration. Il y avait eu d’abord un couple qui s’était interposé entre sa proie et lui. Ils allaient bien finir par s’éloigner... Mais la cloche avait continué à sonner, attirant d’autres gens à l’extérieur. Un autre couple, pour commencer, cette fois avec enfants. Les deux familles se saluèrent. Et ça bavardait, ça riait, ça s’embrassait – à la sévillane, trois bises chacun !
Puis un autre groupe était apparu, et Hulohot avait perdu de vue sa proie. À présent, il fendait la foule qui grossissait d’instant en instant, bouillonnant de rage. Il devait retrouver David Becker !