C’était un principe de construction courant, datant de l’époque où les églises servaient de refuge contre les attaques des Maures. De cette manière, il n’y avait qu’une seule issue à barricader. Aujourd’hui, cette entrée unique avait une autre fonction : s’assurer que tous les touristes qui pénétraient dans l’édifice avaient bien acheté leur ticket.
Les portes dorées, hautes de sept mètres, claquèrent. Becker était désormais enfermé dans la maison de Dieu. Il ferma les yeux et se tassa sur le banc. De toute l’assistance, il était le seul à ne pas être vêtu de noir. Des voix s’élevèrent en une psalmodie.
Dans le fond de la cathédrale, une silhouette se dirigeait lentement vers le transept, profitant de la pénombre. Elle s’était glissée à l’intérieur juste avant la fermeture des portes. Un rictus de plaisir zébrait son visage. La chasse devenait vraiment intéressante.
La bête est là... Je la flaire.
Il progressait avec méthode, travée par travée. Sous la voûte, l’encensoir décrivait de grandes courbes paresseuses. Un bel endroit pour mourir, songea Hulohot. La mise à mort se doit d’être parfaite.
Becker s’agenouilla sur le sol froid, et baissa la tête pour se mettre hors de vue. L’homme assis à son côté lui jeta un regard torve. Un geste de dévotion quelque peu ostentatoire.
— Estoy enfermo, expliqua Becker d’un ton d’excuse. Je suis malade.
Becker devait rester baissé. Il avait repéré la silhouette familière qui arpentait le bas-côté. C’est lui ! Il est là ! Malgré le monde autour de lui, Becker était une cible facile : sa veste kaki était comme une pancarte lumineuse au milieu de cette foule anthracite. Il aurait pu l’enlever, mais sa chemise Oxford
– 306 –
blanche était encore plus voyante. Mieux valait s’aplatir au maximum.
L’homme derrière lui grommela :
— ¿ Turista ?
Puis il murmura, avec une pointe de sarcasme :
— ¿ Llamo un médico ? J’appelle un docteur ?
Becker releva la tête vers le vieil homme au visage parsemé de grains de beauté.
— No, gracias. Estoy bien.
L’homme lui renvoya un regard plein de colère.
— ¡ Entonces levántese ! Dans ce cas, relevez-vous !
Des gens autour lancèrent des « chuuut ». Le vieil homme serra les dents et reporta son regard droit devant lui. Becker ferma les yeux et s’aplatit de plus belle. Combien de temps l’office allait-il durer ? David, élevé dans une famille protestante, avait toujours trouvé les messes catholiques interminables. Faites que celle-ci dure une éternité ! Dès la fin de la messe, il serait obligé de se lever pour laisser passer les gens. Et ainsi vêtu de vert, il était un homme mort.
Pour l’heure, il n’avait d’autre solution que de rester recroquevillé sur les dalles froides de la cathédrale. Le vieil homme avait fini par se désintéresser de son sort. L’assemblée des fidèles se leva pour chanter un hymne. Becker resta agenouillé. Il commençait à ressentir des crampes dans les jambes. Mais il ne pouvait les étendre.
Patience... Patience...
Il ferma les yeux et respira profondément pour chasser la douleur.
A peine une ou deux minutes plus tard – c’est du moins l’impression qu’il eut –, Becker sentit que quelqu’un le bousculait. Il releva la tête. L’homme au visage tavelé, debout à sa droite, s’impatientait : il voulait quitter le banc. Becker fut pris de panique. Pourquoi voulait-il déjà partir ? Non, je ne veux pas me lever...
Becker se tassa et lui fit signe de l’enjamber. L’homme était rouge de colère. Il tira sur les manches de sa veste noire avec irritation et se pencha pour désigner la file de fidèles qui attendaient, derrière lui, pour sortir du rang. Becker regarda sur
– 307 –
sa gauche et s’aperçut que la femme, qui était assise à côté de lui, avait disparu. Toute la partie gauche du banc, jusqu’à l’allée centrale, était vide.
L’office n’est quand même pas déjà fini ! C’est impossible !
On vient à peine d’arriver ! Mais en voyant l’enfant de chœur au bout de la rangée et les deux files de pénitents qui se dirigeaient vers l’autel, il comprit. La communion, songea-t-il, agacé. Ces maudits Espagnols commencent par ça !
92.
Susan prit l’échelle, pour descendre vers les sous-sols. Une vapeur épaisse s’élevait maintenant de la coque bouillante de TRANSLTR. Les passerelles étaient luisantes de condensation.
À plusieurs reprises, elle manqua de tomber, ses semelles n’ayant plus aucune adhérence sur les marches humides.
Combien de temps encore TRANSLTR résisterait-elle ? Les sirènes continuaient leurs hurlements intermittents. Les gyrophares envoyaient des éclairs toutes les deux secondes.
Trois étages plus bas, les générateurs auxiliaires gémissaient.
Quelque part, au milieu de ce brouillard aveuglant, se trouvait un coupe-circuit. Plus que quelques minutes avant que l’irréversible se produise.
Au rez-de-chaussée, Strathmore tenait dans ses mains le Beretta. Il relut le message qu’il avait écrit, et le posa sur le sol à ses pieds. L’acte qu’il allait commettre était lâche, sans nul doute.
Je suis un battant...
Il songea au virus qui grignotait la banque centrale de données, à David Becker, envoyé en Espagne, à son projet de porte secrète... Il avait tellement menti ! Il était dix fois
– 308 –
coupable... Son choix était le seul qui lui éviterait de connaître le déshonneur. Doucement, il arma le Beretta. Puis il ferma les yeux et pressa sur la détente.
Susan avait descendu seulement six volées de marches quand elle entendit la détonation étouffée. Le bruit venait de loin, et était à peine audible dans le vacarme des générateurs.
Elle n’avait jamais entendu de coup de feu ailleurs qu’à la télévision ou au cinéma, mais elle n’avait pas l’ombre d’un doute...
Elle s’arrêta net. Le son résonnait dans ses oreilles. Une onde glacée la traversa. Elle se souvint du rêve brisé de Strathmore – installer une porte secrète dans Forteresse Digitale –, des grands espoirs qu’il avait fondés dans ce projet.
Elle songea au virus qu’il avait introduit involontairement dans la banque de données, à son mariage qui partait à vau-l’eau, à ce dernier salut solennel qu’il lui avait adressé. Susan chancela sur ses jambes. Elle se retourna, s’accrochant à la rampe d’escalier.
Commandant ! Non !
Elle était transie d’effroi, l’esprit vide. L’écho du coup de feu avait oblitéré le chaos environnant. Son cerveau lui dictait de continuer son chemin, mais ses jambes s’y refusaient.
Trevor !
Un instant plus tard, elle remontait les marches, oubliant l’embrasement imminent de TRANSLTR.
Elle courait à perdre haleine, les pieds glissant sur le métal mouillé. Au-dessus de sa tête, l’eau de condensation tombait en pluie. Quand elle atteignit l’échelle et commença à grimper, elle se sentit soulevée par une gigantesque vague de vapeur, qui l’éjecta quasiment à l’extérieur. Elle roula au sol ; l’air frais de la Crypto l’enveloppa aussitôt comme un cocon. Son chemisier blanc se colla à sa peau, trempé dans l’instant. Il faisait sombre.