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Susan traversa la salle, la haute silhouette de TRANSLTR se dressant sur sa droite. Le bourdonnement des générateurs enfouis six étages sous ses pieds lui parut, aujourd’hui, chargé

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d’une sourde menace. Susan n’avait jamais aimé s’attarder à la Crypto durant les heures de fermeture. C’était comme se retrouver piégée dans une cage aux côtés d’un gigantesque alien. Elle accéléra le pas en direction du bureau de Strathmore.

La passerelle de commandement, que l’on surnommait « le bocal », à cause de ses parois de verre que l’on apercevait lorsque les rideaux étaient ouverts, se trouvait perchée, au fond de la salle, au sommet d’un escalier métallique. Tandis qu’elle montait les marches grinçantes, Susan fixait du regard l’épaisse porte en chêne de Strathmore. Le sceau de la NSA y était gravé – un aigle tenant dans ses serres une grosse clé. Derrière cette porte il y avait l’un des hommes qu’elle estimait le plus.

Le commandant Strathmore, directeur adjoint des opérations, âgé de cinquante-six ans, était comme un père pour Susan. C’était lui qui l’avait engagée et qui avait fait en sorte que l’agence fût un second foyer pour elle. Dix ans plus tôt, quand Susan avait rejoint l’équipe, Strathmore était à la tête de la Division Développement de la Crypto : le centre de formation pour les nouveaux cryptologues – jusque-là exclusivement masculins. Strathmore n’avait jamais toléré qu’un élève fût bizuté ou malmené par les autres et il se montrait particulièrement protecteur vis-à-vis de la seule femme du groupe. Quand on l’accusa de faire du favoritisme, il se contenta de répondre la vérité : Susan Fletcher était l’une des meilleures recrues de toute sa carrière, et il n’était pas question de la perdre pour harcèlement sexuel. Un cryptologue de la maison eut, un jour, la mauvaise idée de vouloir tester la détermination de Strathmore.

Durant sa première année, Susan, un matin, passa au foyer des cryptologues récupérer des papiers. Au moment de sortir, elle remarqua qu’il y avait une photo d’elle sur le tableau de service. Elle faillit s’évanouir de honte. Elle était là, étendue lascivement sur un lit, avec un string comme seul vêtement.

Visiblement, l’un des cryptologues avait scanné une photo de pin-up dans un magazine érotique et ajouté sur ce corps la tête de Susan. L’effet était assez convaincant. Malheureusement pour cet as de la retouche photo, la prouesse ne fut pas du goût

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du commandant. Deux heures plus tard, il fit passer un mémo qui recadra clairement les limites :

L’EMPLOYÉ CARL AUSTIN A ÉTÉ REMERCIÉ

POUR COMPORTEMENT DÉPLACÉ

A partir de ce jour, plus personne ne s’en prit à elle ; Susan Fletcher était la protégée du Pacha.

Mais Strathmore n’était pas seulement respecté par les membres de son équipe. Dès le début de sa carrière, il s’était fait remarquer de ses supérieurs en mettant sur pied des missions de renseignement peu orthodoxes, qui remportèrent de vifs succès. En grimpant les échelons, il obtint ses lettres de noblesse grâce à ses analyses limpides de situations d’une complexité inextricable. Il avait le talent miraculeux de voir au-delà des questions morales qui plongeaient parfois la NSA dans des abîmes de perplexité, et pouvait ainsi prendre des décisions radicales, sans aucun état d’âme, dans le seul intérêt général.

Personne ne pouvait douter de l’amour que portait Trevor Strathmore à son pays. Aux yeux de ses collègues, c’était un patriote et un visionnaire. Un homme honnête dans un monde de mensonges.

Quelques années après l’entrée de Susan à la NSA, Strathmore avait été catapulté de son poste de chef de développement du service cryptologie à celui de numéro deux de la NSA. Il n’y avait plus, à présent, qu’un seul homme au-dessus de lui : le mythique directeur Leland Fontaine, seigneur et maître du Puzzle Palace – l’entité supérieure qu’on ne voyait jamais, que l’on entendait rarement, mais dont l’ombre planait sur

tous.

Strathmore

et

lui

ne

se

croisaient

qu’exceptionnellement, et quand ces rencontres avaient lieu, c’était le choc des titans. Fontaine était un géant parmi les géants, mais Strathmore ne se laissait pas démonter. Il défendait ses idées avec l’ardeur d’un boxeur sur un ring. Même le président des États-Unis n’osait tenir tête à Fontaine comme le faisait Strathmore. Pour cela, il fallait jouir d’une totale immunité politique, ou, dans le cas de Strathmore, se contreficher des risques et n’avoir aucun plan de carrière.

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Susan arrivait en haut des escaliers. Avant même d’avoir pu frapper, elle entendit le bip électronique se déclencher. La porte s’ouvrit, et Strathmore l’invita à entrer.

— Merci d’être venue, Susan. Je vous revaudrai ça.

— Ce n’est rien, dit-elle dans un sourire en s’asseyant en face de lui.

Strathmore était un homme bien en chair, dont le visage rond dissimulait une volonté de fer, une intelligence hors norme et un goût prononcé de la perfection. D’ordinaire, il émanait de ses yeux gris acier la confiance et la sérénité du vieux loup de mer. Mais aujourd’hui, Susan y voyait luire la peur et le tourment.

— Vous n’avez pas l’air dans votre assiette.

— J’ai connu des jours meilleurs, confirma Strathmore.

Vu votre tête, celui-là doit être le pire de tous ! répliqua Susan en pensée. Jamais elle n’avait vu Strathmore dans cet état. Les quelques cheveux gris qui lui restaient étaient en bataille et, malgré la fraîcheur de l’air conditionné, de la sueur perlait à son front. On avait l’impression qu’il avait passé la nuit ici. Il était assis derrière son bureau ultramoderne, équipé de deux claviers encastrés et d’un moniteur. Le plateau croulait sous les listings. On aurait dit le poste de pilotage d’un vaisseau extraterrestre, téléporté par erreur au milieu de cette salle vitrée.

— Semaine difficile ? s’enquit-elle.

— Comme d’habitude, répondit-il en haussant les épaules.

L’EFF m’a encore accusé de violer les droits du citoyen.

Susan gloussa. L’EFF, ou l’Electronic Frontier Foundation, était une coalition mondiale d’utilisateurs d’ordinateurs qui avaient fondé une puissante société de défense des libertés civiles, en vue de promouvoir la confidentialité des échanges on-line et d’informer son prochain sur les réalités et les dangers du monde électronique. Ils menaient un combat perpétuel contre ce qu’ils appelaient « la dictature orwellienne des agences gouvernementales » – et en particulier contre la NSA. L’EFF

était une épine tenace dans le pied de Strathmore.

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— La routine, donc, lança-t-elle. Alors ? Quelle est cette affaire urgente pour laquelle vous m’avez tirée de mon bain ?

Strathmore, pendant un long moment, ne réagit pas. D’un air absent, il tripota la track-ball enchâssée dans son bureau.