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grimaçant de douleur, pataugeant dans l’eau qui lui montait désormais jusqu’aux chevilles, il regarda, horrifié, ce qu’il tenait dans la main : un morceau de bras. Le coude n’avait pas résisté.

En haut, Susan attendait. Elle était assise sur le canapé du Nodal 3, tétanisée. Hale reposait à ses pieds. Pourquoi était-ce aussi long ? Qu’attendait donc Strathmore ? Les minutes s’écoulaient. Elle tentait de ne pas penser à David, mais c’était plus fort qu’elle. Comme un leitmotiv, elle entendait la phrase de Hale : «... je suis vraiment désolé pour David Becker... »

Susan avait l’impression de devenir folle.

Elle était sur le point de se lever et de s’enfuir du Nodal quand tout s’éteignit. Strathmore avait enfin coupé le courant.

Immédiatement, un grand silence tomba sur la Crypto. Le cri des sirènes fut étranglé en plein forte, et les lumières des moniteurs s’éteignirent d’un coup. Le corps de Greg Hale s’évanouit dans l’obscurité. D’un geste instinctif, Susan replia ses jambes sous elle et se blottit dans la veste de Strathmore.

Le noir total.

Le silence.

Jamais elle n’avait connu la Crypto ainsi, sans le bourdonnement grave des générateurs. Seule la bête géante poussait un long soupir de soulagement. Elle craquait, sifflait en se refroidissant lentement.

Susan ferma les yeux et pria pour David. Sa prière était simple : Que Dieu protège l’homme que j’aime. N’étant pas croyante, Susan ne s’attendait pas à ce que quelque entité supérieure confirme réception du message. Pourtant quand elle sentit une trépidation contre sa poitrine, elle sursauta. Puis la raison cartésienne s’imposa : les vibrations n’étaient pas d’origine divine, mais provenaient de la poche de la veste du commandant. Son Alphapage était réglé en mode vibreur.

Quelqu’un venait de lui envoyer un message...

Six niveaux plus bas, Strathmore se tenait près du coupe-circuit. Les abysses de la Crypto étaient plongés dans l’obscurité. Pendant un moment, il resta immobile, savourant ce silence et cette paix. Il pleuvait. Une pluie invisible. Comme une

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averse une nuit d’été. Strathmore releva la tête et laissa les gouttelettes chaudes le laver de ses péchés. Il s’agenouilla et se lava les mains pour enlever les derniers bouts de chair de Chartrukian accrochés à ses doigts.

Son projet de contrôler Forteresse Digitale avait échoué. Il s’en remettrait... À présent, seule Susan comptait. Pour la première fois depuis des dizaines d’années, il se rendit compte que la vie ne se limitait pas à défendre son honneur et sa patrie.

Je leur ai sacrifié mes plus belles années... Et l’amour dans tout ça ?

Il s’était interdit d’aimer depuis trop longtemps. Et pour quoi ? Pour voir un jeune professeur débarquer et le spolier de son rêve ? Strathmore s’était dévoué corps et âme pour Susan. Il l’avait tenue sous son aile, nourrie, protégée... Il l’avait

« méritée ». Et il allait, enfin, avoir son dû. Maintenant qu’elle n’avait plus personne vers qui se tourner, elle viendrait se réfugier dans ses bras. Elle serait un petit animal démuni, blessé par la perte de Becker. Avec le temps, il lui prouverait que l’amour peut guérir tous les maux.

L’honneur. La patrie. L’amour. C’est au nom des trois que David Becker allait mourir.

103.

Le commandant sortit des sous-sols comme Lazare de son tombeau. Malgré ses vêtements trempés, son pas était léger. Il marchait à vive allure en direction du Nodal 3. Vers Susan. Vers son futur.

La Crypto était à nouveau baignée de lumière. Le fréon s’écoulait à travers TRANSLTR comme un sang salvateur. Dans quelques minutes, le fluide réfrigérant atteindrait la base de la coque, et empêcherait les processeurs enfouis au plus profond

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de la machine de prendre feu. Strathmore pensait avoir agi à temps et savourait sa victoire.

Je suis un battant...

Ignorant le trou béant dans la paroi vitrée du Nodal 3, il se présenta devant les portes électroniques qui s’ouvrirent aussitôt dans un doux chuintement.

Susan se tenait debout devant lui, les habits trempés et les cheveux en bataille, emmitouflée dans sa veste. Elle ressemblait à une jeune étudiante qui s’était fait surprendre par la pluie. Et lui, il était l’étudiant de dernière année qui lui avait prêté son sweat-shirt à l’effigie de l’université. Pour la première fois depuis bien longtemps, Strathmore se sentait jeune. Son rêve était à portée de main.

Quand il s’approcha, ce n’était pas la Susan qu’il connaissait qui se tenait devant lui, mais une tout autre femme... Son regard était différent et glacial. Toute douceur s’en était allée. Elle se tenait raide, telle une statue. Le seul mouvement perceptible était les larmes qui perlaient dans ses yeux.

— Susan ?

Une larme roula sur sa joue.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il avec inquiétude.

La flaque de sang autour de Hale s’était étalée sur la moquette. Strathmore jeta un regard mal à l’aise sur le corps, puis se tourna à nouveau vers la jeune femme.

Était-elle au courant ? Non. Bien sûr que non. Il n’avait rien laissé au hasard, n’avait commis aucune négligence.

— Susan ? répéta-t-il. Je vous en prie, dites-moi ce qui se passe.

Susan restait muette et immobile.

— Vous vous faites du souci pour David ?

La lèvre supérieure de la jeune femme trembla légèrement.

Strathmore s’approcha encore. Il voulait la toucher, la prendre dans ses bras, mais il hésita. Quelque chose s’était fissuré en elle quand il avait prononcé le nom de David. L’effet, d’abord, fut subtil – un frémissement léger, un tremblement.

Puis une vague de souffrance se propagea dans tout le corps de la jeune femme. Ses lèvres furent parcourues de spasmes.

Quand elle voulut parler, aucun son ne put sortir de sa bouche.

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Mais son regard restait de glace. Elle sortit la main de la poche du veston de Strathmore. Dans sa paume, il y avait un objet.

Elle le tendit vers lui, d’un bras tremblant.

C’est le Beretta, pensa Strathmore l’espace d’un instant. Elle va le braquer sur moi !

Mais l’arme était toujours par terre, astucieusement glissée dans la main de Hale. L’objet que tenait Susan était plus petit.

Strathmore le fixa du regard. Soudain, il comprit.

Sous ses yeux, une nouvelle réalité s’incarnait, chassant l’autre. Le temps s’étirait, ralentissait sa course. Il ne percevait plus que les battements de son cœur. L’homme qui avait terrassé des géants durant toutes ces années était désormais un lilliputien. Perdu par l’amour, par son aveuglement. Dans un simple geste de galanterie, il avait donné sa veste à Susan. Sa veste... avec son Alphapage.

Strathmore se raidit à son tour. La main de la jeune femme tremblait et le petit boîtier tomba aux pieds de Hale. Le regard de Susan... l’incrédulité, la douleur de la trahison... Jamais Strathmore n’oublierait ces yeux-là. D’un pas rapide, elle passa devant lui et sortit du Nodal 3.

Le commandant ne fit aucun geste pour la retenir.

Lentement, il se baissa et ramassa l’Alphapage. L’appareil indiquait qu’il n’y avait aucun nouveau message : Susan les avait tous lus. Strathmore les fit défiler, désespéré.