— Qu’est-ce qui te surprend, au juste ? Que le président des États-Unis ait volontiers accepté la bagarre quand tu l’en as défié, ou le retour de bâton après avoir envoyé pisser une meute de commères exaltées ? » Ray Chandler, directeur financier du conglomérat Blimps & Fret et confident de Francis, posa une main protectrice sur son verre de whiskey quand son patron se mit à chercher du regard autre chose à envoyer valdinguer. « Enfin, Francis, tu aurais dû le voir venir. »
Son bureau, au sommet du Chrysler Building, constituait un refuge temporaire contre l’armée de contrôleurs de gestion, d’enquêteurs, de journalistes véreux, de syndicalistes et autres pions à la solde de Roosevelt chargés de lui faire vivre l’enfer, mais ils remonteraient à l’assaut dès le lendemain, Francis n’en doutait pas. Par une température de vingt degrés, le feu n’était pas nécessaire, mais jeter des bibelots dans la cheminée le soulageait, surtout quand elle était allumée. En contrepartie, il avait dû mettre la climatisation en marche, mais à quoi bon être riche si on ne pouvait se permettre quelques caprices ?
« On m’accuse de vendre des plans de vaisseaux de guerre à l’Imperium ? Moi ?
— Ton grand-père violait bel et bien l’embargo. Pas besoin de poser la question aux engrenages pour s’apercevoir que leur classe Kaga ressemble un peu trop au supermodèle à trois enveloppes qu’on essaie de vendre à notre armée.
— Et j’ai mis un terme à ces errements dès que je suis revenu d’une mission consistant à tuer des militaires de l’Imperium. » Francis ramassa le journal du soir. « Regarde-moi ça ! Ce sont les mêmes journalistes qui avaient bavé leur propagande anti-Grimnoir après la tentative d’assassinat. Pourquoi le public continue-t-il à croire des menteurs patentés ?
— Tu veux rire ? Ça fait un an que tu te balades avec une cible peinte dans le dos. Ces articles te traitant de filou, ils étaient prêts depuis le coup monté du BCI. La presse n’a eu qu’à les dépoussiérer quand Roosevelt l’a demandé. » Chandler gloussa. « Il y aura même un Pulitzer, je te parie, en récompense de ce journalisme d’investigation percutant. »
Francis, furieux, roula en boule le quotidien et l’envoya rejoindre le reste dans la cheminée : il heurta les bûches, prit feu et roula devant l’âtre. « Merde ! » Il se précipita pour étouffer les flammes avant qu’elles ne dévorent le tapis persan.
Chandler secoua la tête, vida son verre et se resservit. « Je suis navré, Francis, mais tu es visé par une campagne de relations publiques d’une sauvagerie sans nom. »
La brûlure n’était pas trop visible. Francis employa sa magie pour renvoyer le journal dans la cheminée. « Achète-moi des organes de presse, alors. Je vais le vaincre à son propre jeu. »
Chandler éclata de rire. Il avait un peu trop bu, mais, à sa décharge, il avait passé sa journée à affronter des comptables de la National Recovery Administration, qui accusaient le CBF d’abus de position dominante. « Le vaincre ? C’est le roi des manipulateurs. Tu es comme Donald Duck qui prétendrait l’emporter sur Black Jack Pershing dans un champ de bataille. »
Le nom de Pershing arracha un soupir à Francis. Son mentor aurait su que faire. Il était enfoncé dans les ennuis jusqu’aux yeux, on s’en prenait à lui de toutes les manières possibles, à part, pour le moment, les armes à feu, et il se sentait dépassé. « On est en pleine tourmente, Ray, mais je ne leur donnerai pas les Dymaxion. Plutôt saborder ma société que laisser les appareils tomber entre les pattes de ces brutes sournoises.
— Le conseil d’administration ne sera sans doute pas d’accord pour saborder la société. Tu as fait du bon boulot, tes actionnaires ont gagné des montagnes de billets, bien plus que prévu, et ils adorent ça, mais ils détestent qu’on vienne leur chercher des poux dans la tête, et en ce moment ça n’arrête pas. Je te donne quinze jours grand maximum avant qu’ils n’exigent ta démission.
— Aucune importance », marmonna Francis. Ray était un génie de la finance, et, même si Francis perdait la direction de l’entreprise familiale, il conserverait Dymaxion, que Roosevelt convoitait. Les agents fédéraux avaient déjà saisi tous les actifs de la petite société, sous des prétextes fiscaux aussi variés qu’imaginaires, sans réussir à dégoter un seul annuleur, un seul composant d’annuleur, un seul diagramme, une seule page de notes. Francis avait expliqué à un agent des impôts que, malheureusement, tous ces documents avaient disparu lors d’un tragique accident de canoë. « Le seul vrai trésor se niche dans la cervelle de Fuller.
— Et quand Fuller “rentrera de vacances”, tu comptes le garder en otage je ne sais où pour éviter que le gouvernement ne l’embarque ?
— Si nécessaire, oui. Tu ne comprends pas, Ray. Le monde change. Ici, c’est l’un des derniers pays où les actifs ne sont pas du bétail. Je ne vais pas laisser mes pareils devenir du bétail.
— Les magiques du Canada et d’Angleterre s’en tirent plutôt bien… O.K., O.K., je pige. Qu’est-ce que tu prépares, alors ? »
Francis, appuyé au manteau de la cheminée, contemplait le verre brisé et le papier journal carbonisé. « Je devrais me porter candidat à la présidentielle.
— Il faut avoir trente-cinq ans. Dans une douzaine d’années, pourquoi pas ?
— Hein ? Vraiment ? Ils ont fait une loi dans ce sens ?
— Oh là là. » Chandler but une grande rasade. « Bel exemple de la qualité de nos écoles privées.
— C’est ce qu’on gagne à passer sa scolarité à courir les jupons. Écoute, je ne brille peut-être pas en matière de droit constitutionnel, mais j’ai une conscience morale. » Francis s’approcha de son bureau, où trônaient quelques photos encadrées. Surtout des amis, puisque personne dans sa famille ne méritait cet honneur. Il souleva le portrait de Faye avec un soupir. Il avait aimé quantité de femmes, mais une seule était chère à son cœur. Faye n’était pas comme les autres. Faye était unique. Lui seul savait qu’elle n’était pas morte. Il ignorait où elle se trouvait et aurait donné cher pour qu’elle apparaisse auprès de lui. Sans disposer des ressources et des contacts que lui tenait pour acquis, et avec une vision du monde quasiment manichéenne, elle s’en tirerait sans doute bien mieux que lui… Bien sûr, la Maison Blanche serait la proie des flammes, et la moitié du Congrès déjà mort, mais elle obtiendrait des résultats.
L’intercom bourdonna. « Monsieur Stuyvesant, monsieur et madame Garrett sont là.
— Faites-les monter.
— Affaires du Grimnoir, je présume ? demanda Chandler.
— Aucune idée.
— Je ferais mieux de filer. » Chandler vida son verre cul sec et se leva du divan. « Dan n’aime pas que je reluque sa ravissante épouse, et, même sobre, il n’est pas facile de résister. Ce soir ? Il suggérerait sans doute que je saute de la terrasse, et ça me paraîtrait une excellente idée. Je crois que je suis pompette. »
C’était un mensonge. Chandler était une éponge. Certes, il avait côtoyé des experts-comptables toute la journée et, s’il existait au monde une bonne excuse pour boire plus que de raison, c’étaient bien les experts-comptables. « Tu peux rester. Après tout, notre société secrète n’est plus vraiment secrète.
— Ah ! Tu crois que je veux en savoir davantage ? Je t’en prie. Quand Roosevelt sera parvenu à ses fins, il faudra que je trouve un moyen de citer mon poste actuel dans mon C.V. sans mentionner ton nom, monsieur Mouton-Noir… Ou alors, je détourne le capital avant que Roosevelt ne s’en charge, et je prends ma retraite sur une plage cubaine.
— Bonsoir, Ray.
— Bonsoir, Francis. »