Durant une longue convalescence, rendue nécessaire par un mésemploi accidentel de mon talent, j’ai trouvé le temps de laisser errer mon esprit jusqu’à formuler précisément ma conception de la magie. Je m’étais blessé au dos en me plaçant sottement dans une situation dangereuse. Presque incapable de marcher, j’ai dû rester allongé, sans rien à faire que réfléchir pendant des jours entiers.
Tous les voyageurs, comme on s’était mis à appeler mes pareils, développent une capacité sensorielle instinctive concernant la zone où ils se préparent à apparaître. Sinon, nous mourons vite. C’est tout simple. Quoique fidèle aux méthodes que j’avais développées afin d’éviter de me blesser en pratiquant ma magie, je me suis malgré tout blessé. Le jour de mon accident, j’avais suivi mes règles et ouvert mon esprit pour repérer les corps étrangers risquant de me percuter ou de s’incruster dans ma chair – la première cause de décès chez les jeunes voyageurs ; ce sont les insectes volants – avant de voyager. Pourtant, dans un moment d’égarement, alors que je me matérialisais, j’ai posé le pied sur des pierres glissantes. En dérapant, je me suis abîmé une vertèbre au niveau des reins.
Cloué au lit pour des semaines entières, je m’étais fixé la tâche d’améliorer ma méthodologie. J’ai longuement médité sur le sujet. Peu à peu, mon esprit s’est comme dilaté au-delà de ma présence physique, et, pour la première fois de ma vie, j’ai vu le pouvoir tel qu’il est réellement.
Mes yeux s’étaient dessillés. Mon voyage commençait.
Jacques gloussa, ce qui déconcentra Faye. Elle leva les yeux. « Qu’est-ce qu’il y a de drôle ?
— Vous lisez en remuant les lèvres. Je viens de le remarquer. Vous ne devriez pas. Très mauvaise habitude, sur le terrain. Les messages secrets ne le resteront pas longtemps si vous croisez un espion de l’Imperium capable de lire sur les lèvres.
— Je n’ai pas peur des espions de l’Imperium.
— Vous devriez. Les plus malins vous séduiront avant de disparaître en vous laissant régler la note… Mais parlons d’autre chose. Cette histoire-là est faite pour un public plus mûr. Cela dit, à propos d’espions, vous n’avez pas encore repéré tous mes agents. »
Faye lui lança un regard noir. Elle n’avait jamais très bien su lire et, sans grand-père, n’aurait jamais appris du tout. Déchiffrer la correspondance d’Anand Sivaram était difficile, fatigant et long. Mais elle ne pouvait pas s’arrêter.
« Taisez-vous et mangez vos gâteaux. » Faye prit un autre papier : un sortilège au dessin incroyablement compliqué, qu’elle reconnut d’instinct. Elle n’avait pas besoin du pouvoir de Buckminster Fuller pour savoir que ces formes géométriques superposées représentaient la section du pouvoir qui contrôlait le voyage. Sivaram, à bout d’ennui dans une chambre d’hôpital, avait fini par distinguer la créature. Faye, naguère, avait suivi l’âme mourante de M. Sullivan jusqu’au lieu où rêvent les morts, et elle avait vu le pouvoir de ses yeux. Elle préférait de loin la méthode de Sivaram, mais une question lui vint : fallait-il être voyageur pour le contempler ? Du moins sans être obligé de mourir et d’être ressuscité, comme ç’avait été le cas pour le lourd ? Le président y allait depuis des années, ce qui expliquait que la magie dont disposait l’Imperium semblait parfois tellement plus avancée que celle du Grimnoir. Mais, bien sûr, les prouesses qu’accomplissait le président n’avaient de limites que son bon plaisir.
Beaucoup des lettres de Sivaram étaient datées ; elle les remit en ordre tant bien que mal. Il y avait aussi des feuilles volantes, des griffonnages, de vieilles photographies, et même des serviettes de table couvertes de notes. La chronologie était pleine de trous ; Jacques n’avait pas tout retrouvé. Elle croisa des références à des textes disparus. Malgré ces handicaps, elle pouvait suivre ses traces, et sans peine. Sivaram, dévoré par le désir de comprendre, avait sillonné la planète.
La majorité des lettres s’adressaient à son épouse. L’amour sautait aux yeux, surtout dans les plus anciennes ; il s’estompait à mesure que Sivaram s’absorbait dans son délire. Sa dévotion se détournait des gens pour se concentrer sur la magie.
Devika chérie, je ne rentrerai pas ce mois-ci, contrairement à ce qui était prévu. J’espère seulement que tu supportes mon absence prolongée. Je ne peux abandonner si près du but. Je dois continuer mon voyage. Cette semaine, nous nous sommes enfoncés dans la jungle. Quand j’ai entendu l’ambassadeur britannique parler de celui qu’ils appellent le sorcier, j’ai su qu’il me fallait le trouver. Quel homme peut manipuler la magie en formes nouvelles ? Alors qu’il m’a fallu des années pour commencer à comprendre mon pouvoir, et je ne peux concevoir cela. Je suis un voyageur et j’entraperçois des fragments de la magie telle qu’elle est réellement. J’ai tant appris… Mais les exploits qu’on attribue à ce sorcier, même si seule une minuscule fraction en est réelle, pourraient révolutionner notre conception de la magie. On raconte qu’il a appris à dessiner la magie. À la dessiner ? Est-elle si facilement concevable ? On raconte qu’il a gravé la magie sur sa chair, ce qui lui donnerait des pouvoirs entièrement nouveaux. C’est impossible, sûrement, mais je dois m’en assurer.
Suivaient l’esquisse d’une carte représentant une région que Faye ne connaissait pas et, dans les marges, des croquis – évidemment des tentatives pour représenter le pouvoir. Avant de se démolir la cervelle et de devenir fou à lier, il paraissait déjà un peu bizarre.
Devika chérie, je sais que cette lettre te surprendra : tant de temps a passé que tu as dû me croire mort dans la jungle, mais j’ai survécu. Mon voyage dans les colonies a été un succès. J’ai trouvé l’homme que je cherchais. Les histoires sont vraies. Toutes les histoires sont vraies. C’est magnifique. Il ne s’agit pas de création, car la magie est déjà présente, nous ne faisons que puiser dans l’énergie et nous en attribuer davantage. Le pouvoir est une entité stupéfiante, constitué d’une myriade de nodules interconnectés ; chacun est capable de modifier subtilement les lois, censément immuables, de l’univers. J’ai obtenu de nouvelles formes de magie, autant que mon enveloppe charnelle en peut supporter. Avec chacune, les mystères se sont éclaircis. La réalité est plus belle et plus terrifiante que nous ne l’imaginons.
Il y avait des dizaines de lettres à sa femme, mais aucune réponse. Faye se demanda si Jacques ne les avait jamais trouvées ou si Devika n’avait jamais pris la peine de répondre. L’idée l’attrista, jusqu’à ce qu’elle se replonge dans le monde du voyageur fou.
La magie est gaspillée. Pendant notre vie, elle gagne en force, mais à notre mort elle est perdue. Si seulement il existait un moyen de la conserver, de la protéger, de l’améliorer et de la transmettre à chaque génération. Tout ce que j’ai appris, tout ce que j’ai obtenu, ne peut être maîtrisé que par immersion dans le fleuve de magie, non par l’intermédiaire de livres, de leçons, des misérables langages humains. Mais pourquoi ce précieux fleuve doit-il s’écouler ? Il faut construire un barrage. Il faut l’arrêter. Je ne mourrai pas ainsi. Inutile.
Le voyage de Faye continuait. Notes et recettes alchimiques, équations mathématiques et diagrammes de chimie qui la dépassaient, mais chaque fois plus erratique. Les représentations géométriques du pouvoir se faisaient plus sombres, plus laides, plus brutales. Les lignes, naguère élégantes, devenaient tordues, et la plume de Sivaram déchirait par endroits le papier. De longues gouttes de sang séché marquaient les pages, comme s’il avait saigné du nez sous l’intensité de la concentration réclamée par ses calculs.