Quel phénomène intéressant ! Regarde le rat de laboratoire. Quelle intelligence ! Son esprit ridicule distingue de nouvelles voies que l’observateur, malgré son intelligence supérieure, est incapable d’imaginer. Bien sûr, c’est difficile d’y voir clair quand on est perché si haut. Regarde les progrès du rat. Il meurt, le rat, mais l’expérience n’est pas finie. Nous en entraînerons d’autres. L’expérience va recommencer. Il y aura d’autres rats. Il faut nourrir les rats.
La folie que j’ai provoquée n’est rien par rapport à celle qui viendra. Je t’en supplie, pardonne-moi.
L’encre avait coulé comme si des larmes s’y étaient mêlées pendant que Sivaram écrivait. Lentement, Faye reposa la lettre sur la pile. « Je ne comprends rien. » C’était un mensonge. Ne pas tout comprendre, ce n’était pas ne rien comprendre.
« Très peu de gens du Grimnoir ont lu ce texte. Parmi ceux qui l’ont lu, beaucoup l’ont considéré comme le délire d’un fou. Pas moi. » Jacques posa ses lunettes sur la table. L’attitude affable qu’il affectionnait avait disparu, remplacée par le visage d’un enquêteur froid et lucide. « Fou ? Peut-être, mais rendu fou pour avoir compris ce qu’il avait lancé aux trousses de l’humanité. Je vois dans cette lettre les mêmes sentiments que dans les lettres de criminels qui se livrent à une ultime confession : la prise de conscience brutale que nos actes ont des conséquences.
— Ce qui vous inquiète, ce n’est pas vraiment ce que fait l’ensorcelé… C’est ce que mijote le pouvoir.
— Sivaram pensait que ses actes – tuer pour voler de la magie – satisfaisaient l’intelligence qu’est le pouvoir. Nous parlons d’un être qui se nourrit de nous, nous utilise, nous transforme, nous concède des dons et nous les reprend sans logique ni morale. Le pouvoir semble défendre la théorie de l’évolution – les plus forts survivent et les plus faibles périssent. Les magiques, c’était l’étape suivante, déclenchée par cette entité. L’ensorcelé, un actif qui se chargeait personnellement de diriger l’évolution. Apparemment, le pouvoir était d’accord. Sivaram disait qu’il ne croyait pas aux dieux. » Jacques renifla. « Ah. À ce qu’il me semble, il en a trouvé un qui croyait en lui. Et ce n’est ni un dieu de miséricorde ni un dieu vengeur, mais un dieu ambivalent qui ne s’intéresse qu’à lui-même. »
Faye n’avait jamais pensé au pouvoir en ces termes, et elle se sentit mal à l’aise. « Je vais me contenter de Jésus, merci bien.
— Je vous le demande, Faye : que deviendrons-nous si le pouvoir décide de pousser l’expérience à l’étape suivante ? Que se passera-t-il si vous, la seconde génération du sortilège, continuez d’œuvrer dans le même sens ?
— Je ne…
— Il engendrera d’autres actifs comme vous, sans doute beaucoup d’autres. Et ils voleront la magie de tous ceux qui seront plus faibles qu’eux. Le président, au moins, incarne une destruction ordonnée. Cette autre voie, c’est le chaos absolu. Contre un ennemi aux dessins compréhensibles, on peut se battre, mais contre un monstre qui ne cherche que le chaos ? Comprenez-vous, à présent, pourquoi j’ai voté votre mort ? »
Peut-être. Oui. Mais Faye n’appréciait pas l’idée pour autant. Si quelqu’un d’autre votait pour qu’on la tue, elle y mettrait son veto. Veto qui consisterait sans doute en une décharge de chevrotines calibre 12 en pleine tête. « Et si vous vous trompez, si le pouvoir a raison ? Je vous ai dit ce que le président affirmait : l’ennemi vient dévorer le pouvoir. Je le sens, parfois. Comme un poids qui pèse sur nous tous. Peut-être le pouvoir essayait-il de se protéger en même temps que nous.
— Nous devrions donc accepter de courir un risque certain pour nous protéger contre un risque peut-être imaginaire ? Le président était le roi des menteurs. Pourquoi serait-il plus honnête dans la mort que de son vivant ? Vous souhaitez courir le risque parce que c’est votre vie qui est dans la balance. Vous n’êtes pas objective. Peut-être réussiriez-vous à résister au sortilège, et peut-être que non. Cela reste à voir. Vous êtes de ce monde depuis si peu de temps. Ces lettres de Sivaram s’étalent sur trente ans. Il a fallu des décennies pour l’user et en faire le monstre qu’il est devenu.
— Moi, je ne ferai pas comme lui.
— Et pour quelle raison ? Votre force de caractère ? Votre amour du prochain ? » Jacques eut un rire amer. « Sivaram aimait sa famille et son peuple, de tout son cœur, mais la malédiction a fini par triompher. Elle l’a blessé jusqu’à l’âme pour voler son humanité, et bientôt tous ceux qui l’approchaient, surtout les actifs, furent en danger. Ils n’étaient plus que des réceptacles contenant la magie qu’il désirait… Et il l’a prise, cette magie, oh, il a pris tellement de vies…
— Je ne ferai jamais de mal à mes amis ! » À l’instant où Faye criait ces mots, elle sentit l’aiguillon du doute s’enfoncer en elle.
« L’ensorcelée n’a pas d’amis, pas de famille, pas de camarades, pas d’amants. L’ensorcelée est seule. L’ensorcelée est une force. Sivaram, au début, était un pacifiste, un érudit. Regardez comment il a fini. Nous ne vous connaissons que depuis peu de temps, et regardez combien d’actifs vous avez déjà tués.
— Et ils le méritaient tous ! cracha Faye. Trouvez-moi dangereuse si ça vous amuse, mais je suis aussi la meilleure du lot. Sans moi, le président serait toujours en vie. Sans moi, Washington aurait été réduite en bouillie par un démon. Dangereuse, moi, Jacques ? Pas plus qu’un flingue. » Elle désigna le manteau du Français d’un geste vulgaire. Elle n’avait pas vérifié, mais elle supposait qu’il était armé, en gentleman prévoyant. « Être dangereux, c’est leur boulot, aux flingues. Ça ne servirait à rien si ce n’était pas dangereux. Si ? »
Jacques plongea ses yeux dans les siens. « Regardez par la fenêtre. »
Faye obtempéra et en eut le souffle coupé. La campagne riante avait disparu ; jusqu’à l’horizon, on ne voyait plus qu’une étendue de terre morte et grisâtre. Une sensation désagréable lui noua l’estomac. « Où sommes-nous ?
— C’est ce qui reste du territoire où s’est déroulée la seconde bataille de la Somme, juste après la bataille d’Amiens. Le nom est inexact, mais c’est celui que l’histoire a retenu. »
Faye avait bien sûr entendu parler de cette bataille. Elle l’avait même aperçue : c’était là que M. Sullivan s’était expédié quand elle lui avait mis une balle dans le cœur. « C’est mort.
— Pire que l’Oklahoma de votre enfance ?
— Oui. Là-bas, c’était dû à la sécheresse. Causée par la magie, d’accord, mais, ceci, c’est différent. » Elle frémit. Dans cet enfer gris, il n’y avait même pas une brise pour faire voler un pissenlit. D’ailleurs, aucun pissenlit ne pouvait pousser.
« Cela date d’une génération déjà, mais regardez. La magie a détruit cette terre. La moitié orientale de mon pays était une friche boueuse de tranchées et de barbelés, à perte de vue, mais, à part l’obus qu’un pauvre fermier découvre parfois sous sa charrue, la nature a repris ses droits. Ici, non, et pour toujours. On y a concentré trop d’énergie magique, fait couler trop de sang actif. La terre n’est plus la même. »
Faye sentait ses os se geler. Il n’y avait même pas de rapaces, et les seules plantes étaient des souches pétrifiées qui étaient mortes quand elle était bébé. « Tout est mort, c’est ça ?