« Bonsoir », dit Sullivan.
Un chœur de réponses plus ou moins aimables. Malgré son efficacité contre les forces de l’Imperium, Sullivan était assez controversé.
« Bonsoir, monsieur Sullivan. Avez-vous enfin trouvé votre baleine blanche ? demanda Jacques.
— Je l’ai lu, ce bouquin. Je veux pas vous gâcher la surprise, mais la baleine, au bout du compte, elle existe pour de bon. Je vais tâcher de rester bref. Nous avons mis à sac la station de surveillance que l’Imperium a installée près du pôle Nord.
— Vous avez fait quoi ? » cracha une voix. Tous savaient que Sullivan chassait le dahu, mais certains ne s’étaient pas rendu compte qu’il était prêt à tout pour l’attraper. Jacques, bien sûr, y avait déjà réfléchi, et la nouvelle ne le surprit pas. Les initiatives de Sullivan n’étaient pas plus extrêmes que celles de l’homme qui l’avait recruté. Black Jack Pershing aurait approuvé les décisions de son disciple. « L’Imperium va riposter !
— Je parle à des dizaines de gens répartis partout dans le monde ; je n’ai ni l’énergie ni l’envie de recommencer le débat. On a eu quelques victimes, mais on a appris que l’ennemi est déjà sur Terre. Il a infiltré l’Imperium. Il se cache dans les écoles. L’invasion a commencé. »
Les incrédules poussèrent des cris de rage. Jacques les fit taire. « Les écoles nous sont inaccessibles. Quelles sont vos intentions ?
— Nous pensons que le faux président est mêlé à tout ça. Toru a découvert sa véritable identité. Vos chevaliers vous transmettront les détails. D’ici là, j’ai décidé d’éliminer le président, et en public. La garde de fer saura alors qu’elle est en danger. Ensuite, elle sera bien obligée de faire le ménage à notre place.
— Essayer encore de tuer le président ? cria un ancien. Chaque fois, ça nous a valu une contre-attaque violente. Nous n’autorisons pas la mission !
— Coup de bol, je ne vous demandais pas votre avis. » Le lourd était soupe au lait. « On est déjà en route. L’éclaireur a de l’avance. Il faut faire vite. Révéler que le président est un imposteur, c’est la seule solution rapide. »
Jacques hocha la tête. Ce n’était pas la première fois que le Grimnoir cherchait à tuer Tokugawa. La précédente avait été un désastre : dissensions au sein du conseil, mort de Pershing et de Harkeness, exil de Rawls. « Quelle tristesse de sacrifier la vie de quarante chevaliers.
— Quelle tristesse si le pouvoir s’enfuit et si l’ennemi nous dévore tous, intervint un autre ancien.
— Si cette histoire est vraie ! » s’exclama l’Américain. C’était le plus récent membre du conseil, et on avait longuement hésité entre lui et John Moses Browning. Les deux étaient compétents, mais Browning ne rajeunissait pas. Handicap ironique pour une nomination au grade d’ancien. « Vous voulez risquer la vie de nos hommes, de mes hommes, sur la parole d’un garde de fer ? C’est absurde.
— La ferme », laissa tomber Sullivan. Ce manquement à l’étiquette avait de quoi surprendre, mais, après tout, Sullivan aussi était américain et se montrait plutôt direct. « On va essayer, que ça vous plaise ou non. Si quelqu’un à bord n’est pas d’accord, je le débarquerai avant qu’on arrive au Japon. Mais on y va. Le Grimnoir peut choisir : m’aider ou me foutre la paix. »
Dans un long silence, les actifs les plus puissants et les plus influents du monde pesèrent les conséquences des décisions possibles. Leur but officiel était de protéger les actifs des normaux et les normaux des actifs. Depuis des générations, il allait de soi que l’Imperium représentait une immense menace pour les libertés humaines. Tenter d’assassiner le président, c’était presque une tradition. « Après tout, les Japonais peuvent difficilement nous haïr davantage, déclara un Anglais avec un petit rire. Je vous souhaite bonne chasse, monsieur Sullivan. »
Un collègue plus prudent intervint : « Sommes-nous prêts à risquer la vie de tant de chevaliers ? »
Imbécile. Ils sont décidés, quoi que nous puissions dire. Ils étaient jeunes, idéalistes, et brûlaient de s’en prendre au tyran. Les anciens privilégiaient les visions d’ensemble sans ressentir la passion qui animait leurs soldats. Que Sullivan s’en rende compte ou non, il incarnait un exemple pour beaucoup de ses camarades. Ils le suivraient jusqu’au bout, quel que soit le résultat. Jacques, quant à lui, avait beaucoup de mal à croire à l’existence de l’ennemi et doutait même qu’Okubo Tokugawa soit mort. Le président avait toujours vaincu les chevaliers qui l’attaquaient ; pourquoi aurait-il connu la défaite ?
Et pourtant, conscient du poison dans sa poche de poitrine, il songea que cette mission suicide offrait d’autres possibilités. Si les anciens ne pouvaient l’interdire, il s’agissait d’en profiter au mieux.
Il se racla la gorge. « Je suis d’accord. C’est risqué, mais le Grimnoir est déjà en guerre contre l’Imperium. Que l’ennemi existe ou non, si le président est vraiment mort, l’expédition de Sullivan peut réussir et jeter le trouble chez nos adversaires. Si le président vit toujours, peut-être cette fois aurons-nous assez de chance pour l’éliminer. Les chevaliers sont tous des volontaires : qui sommes-nous, bien à l’abri, pour les retenir ? Vous avez mon soutien, monsieur Sullivan. »
La déclaration de Jacques fit basculer les indécis. Il y eut des murmures d’approbation ; les opposants se turent. Ça suffisait.
« Merci », dit Sullivan. Le lourd, bien que rustre et brutal, était avant tout honnête. « J’ai besoin d’informations à jour, et je prendrai toute l’assistance disponible sur place. Il paraît qu’on a quelques chevaliers clandestins au Japon.
— Ce ne sera sans doute pas nécessaire, monsieur Sullivan », dit l’Anglais. Malgré l’ombre magique qui voilait ses traits, on le voyait mâchonner un cigare. « Poser le pied sur l’île impériale est une condamnation à mort. Le Japon est verrouillé. En revanche, une autre occasion, beaucoup plus favorable, se présentera sans doute bientôt. En territoire ennemi, mais pas tout au fond de la gueule du loup.
— J’écoute.
— Mes sources m’apprennent qu’Okubo Tokugawa projette une visite d’inspection en Chine dans le mois qui vient. Outre les bases militaires du front, le programme comprend une cérémonie grandiose à Shanghai pour décorer ses officiers. Peut-être remettra-t-il les médailles du meilleur boucher ou du meilleur bourreau. Dans cette ville, les chevaliers ont subi de terribles revers ces dernières années. Il n’en reste plus beaucoup. Mais la zone est plus facile d’accès et, surtout, il sera plus facile de s’en échapper.
— Je ne tiens pas à l’aller simple, monsieur.
— Je comprends, monsieur Sullivan. Certains de mes hommes se sont portés volontaires dans votre mission suicide. Je tiens à eux ; je préférerais qu’ils rentrent vivants.
— Shanghai est une des Cités libres ; ça offre des possibilités. » Sullivan réfléchit un moment. « Ça pourrait marcher. Je vais en parler au commandant, pour voir. Je vous recontacterai. » Le sortilège de communication se désagrégea d’un seul coup. Le miroir perdit sa couleur insolite et tomba sur le lit sans se briser.
Jacques le regarda en silence. Il s’émerveillait de ce qu’il venait d’accomplir grâce à quelques mots bien choisis. Les manœuvres politiques n’étaient pas sa spécialité, mais il venait d’appuyer de toute son influence une tentative d’assassinat vouée à l’échec. En se rasseyant, il se servit un nouveau bourbon qu’il avala cul sec. Il venait d’autoriser des chevaliers valeureux à courir à la mort dans l’espoir vain de tuer un immortel.