Et Faye, la pauvre Faye maudite… Quand elle apprendrait que ses amis étaient en danger, elle les rejoindrait, même sachant qu’elle y laisserait sa peau.
Elle était faite ainsi.
Quand elle l’apprendrait – quand il le lui dirait –, elle partirait, et, quand la mission de Sullivan s’achèverait en bain de sang, Faye serait détruite par la puissante garde de fer. Le danger de la malédiction s’évanouirait jusqu’à la prochaine génération. Au moins, le magnifique pouvoir de la jeune fille infligerait-il de graves dommages à la tyrannie impériale. La chandelle brillerait très vive avant qu’on la souffle. Peut-être cherchait-il à justifier son attitude, mais il estimait que Faye préférerait cette issue-là.
Il se servit un troisième verre. Pardon, Murmure. Que voulais-tu que je lui enseigne ? Je l’ignore. Je n’ai pas mérité ta confiance.
« Voyageuse » (CBF)
Parmi ses souvenirs de son maître et mentor, c’était l’un de ceux que Hatori préférait.
Okubo Tokugawa, assis à même le sable au bord d’une falaise, regardait le soleil se lever. Ses commandants loyaux s’étaient agenouillés devant lui en une scène de cour improvisée. C’était quelques jours après leur bataille contre l’ennemi dans le désert du Xinjiang, et Okubo consacrait son temps précieux à transmettre sa sagesse à ses plus proches disciples. Les épreuves traversées lui avaient, semblait-il, permis d’accomplir des progrès spirituels qu’il souhaitait faire partager à son Océan ténébreux.
« J’avais tort de le considérer comme l’avant-garde de l’invasion. Cela voudrait dire que l’éclaireur et l’ennemi sont deux êtres distincts. Ne croyez pas cela. Imaginez plutôt un tentacule, une antenne. Physiquement séparée, mais qui fait partie de l’ensemble. Comprends-tu l’immensité de l’espace, Hatori ? »
Il se sentit gêné d’être distingué de ses pairs. « Je… Je n’ai pas étudié ces questions. Je peux contempler le ciel et voir les étoiles… » Ce qui suffisait pour un simple mortel, mais Okubo n’en était plus un. Le pouvoir avait fait le nécessaire. Hatori le savait : sa réponse ne conviendrait pas.
« Les cieux sont plus vastes que tu ne peux l’imaginer. Il existe une multitude de planètes comme la nôtre, et des copies de ces planètes dans des univers parallèles, et des mondes innombrables entre les univers. Nous sommes perdus dans la multitude. Les actes qui entraînent des conséquences importantes ont un écho dans ces autres univers, comme des vagues à la surface d’un étang. »
Dans la bouche d’un autre, ç’aurait été un blasphème, mais Okubo était infaillible. Aucun guerrier ne protesta. Leur moine russe avait l’air intrigué, mais, après tout, il avait l’âme d’un philosophe. Quand il n’était pas occupé à violer les paysannes, en tout cas.
« Le pouvoir est né dans l’un des mondes intermédiaires. Il a ensuite été chassé de son domaine et de bien d’autres tour à tour. Comme toutes les proies, il fuit son prédateur. Comme tous les prédateurs, l’ennemi doit manger ou mourir de faim. Ils font partie d’un cycle éternel, et, parce que le pouvoir est venu ici, nous en faisons partie nous aussi, à présent. Dis-moi, Saito, comment mettre un terme définitif à ce cycle, de préférence sans mettre à un terme à toute vie terrestre ?
— Nous tuerons l’ennemi au combat ! » répondit Saito sans hésiter. C’était la réponse correcte pour un homme de la caste des guerriers.
« Inexact. Nous n’en sommes pas capables. Comment mettre un terme à ce cycle ?
— Je… Je ne sais pas au juste. »
Hatori, satisfait, remarqua que l’ancien samouraï, si hautain, avait honte de son ignorance. La blessure reçue pendant la bataille avait commencé à lui apprendre l’humilité.
« J’ignore la réponse, seigneur. »
Okubo gratifia Saito d’un sourire indulgent, comme un père devant son fils exubérant mais naïf. « Alors, notre devoir sacré est de la découvrir.
— Comptez sur moi. » Saito posa son front sur le sable.
Le maître de l’Océan ténébreux reprit le fil de sa leçon. « L’ennemi poursuit le pouvoir parce qu’il n’a pas le choix. Il essaime des fragments de lui-même dans l’immensité de l’espace pour fouiller toutes les planètes, jusqu’à ce que l’une découvre enfin la magie ; alors il se rassemble pour venir manger. Plus le temps passe, plus il souffre de la faim. Aux abois, il s’éparpille de plus en plus pour accroître ses chances de trouver le pouvoir. Sans quoi il meurt.
— L’ennemi est-il vraiment mortel ? ne put se retenir de demander Hatori.
— Tout est mortel, Hatori.
— Même vous ? » Le disciple en doutait.
« Bien sûr. Une entité plus forte que moi finira par me remplacer. C’est l’ordre du monde. Mais revenons à l’ennemi ; il semble infiniment fort. Si fort que le pouvoir, pourtant terrifiant, tremble de peur devant lui. Pourtant, que se passe-t-il quand un prédateur a faim ? »
Le Russe ouvrit la bouche pour la première fois. « Il devient plus féroce. Il est prêt à tout. Se nourrir devient une idée fixe.
— Exactement.
— Il y en aura donc d’autres, et plus forts que celui-ci ? » Hatori était horrifié. Il ne concevait pas que leur adversaire gagne en puissance.
« Oui. Il est facile de s’imaginer que l’éclaireur a besoin d’absorber de la magie pour contacter son maître. C’est faux. Au contraire, il accumule des forces pour s’enraciner. L’éclaireur est une graine. Une ancre. S’il s’installe, il fera venir le reste de lui-même depuis les autres univers, jusqu’à se rassembler intégralement. Alors nous mourrons tous.
— La défaite est donc certaine ?
— Je ne le crois pas. Un prédateur affamé devient féroce, mais aussi, parfois, stupide. Dans la fureur du désespoir, on commet des erreurs. Peut-être, à force de vaincre les éclaireurs, affaiblirons-nous l’ennemi au point de réussir à l’anéantir. »
La leçon s’acheva sur ces paroles.
Quelle grandeur. Quel altruisme. Quel honneur. Toru se sentait tout petit à l’idée qu’il descendait d’un homme pareil et que les guerriers de l’Océan ténébreux lui avaient servi de mentors. Il brûlait d’une juste colère en pensant que Saito foulait aux pieds leur cause. Il était là, pourtant ! Néanmoins, Toru y trouvait une occasion de réfléchir à ses propres manquements. Abandonner son ordre avait été la juste décision, il le savait, mais, s’il fallait être honnête, son dévouement aux idéaux de la garde de fer avait commencé à faiblir avant les tragiques événements. Les faiblesses qui s’étaient révélées dans son âme lui avaient valu d’être retiré du front et envoyé à Washington servir dans le corps diplomatique. Ç’avait été une chance, certes – sans cela, il n’aurait jamais travaillé pour l’ambassadeur –, mais, malgré tout, une conséquence de sa faiblesse.
À présent, le dirigeable les conduisait tout droit sur le lieu de son humiliation.