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La méditation de Toru fut interrompue par l’arrivée d’un intrus dans son recoin de soute. Les yeux toujours fermés, il écoutait les craquements du métal et le bourdonnement des moteurs, mais il perçut soudain un bruit de pas. Il avait les mains posées sur les genoux ; toute proche, la poignée de l’épée qui avait jadis appartenu à Sasaki Kojiro. L’avantage d’être une brute, c’était de pouvoir dégainer la grande lame et traverser la soute plus vite qu’un adversaire ne réussirait à presser une détente.

Rares étaient ceux dans l’équipage qui appréciaient la présence de Toru ; avant peu, quelqu’un manquerait à son serment de non-agression. On ne pourrait pas reprocher au Japonais d’avoir tué en état de légitime défense. La grille du pont vibra sous le poids du visiteur. Toru retint un sourire. Qu’il vienne ! Il le trancherait en deux. Serait-ce un chevalier, furieux parce qu’un garde de fer avait causé la mort d’un proche ? Serait-ce la torche, cette fille qui essayait de dissimuler les marques qu’on infligeait aux rebelles échappés des écoles ? Ou bien un pirate stupide, grandi dans la peur de l’Imperium ? Quelle importance ? Encore un bruit de pas. Toru se détendit en préparant sa magie.

« Monsieur Tokugawa ? Pourriez-vous m’accorder un instant ? »

Merde. Sans doute n’allait-il tuer personne. « Entrez. »

La couverture qui faisait office de rideau pour lui offrir un peu d’intimité se souleva : c’était Wells, l’ancien taulard. Son physique n’avait rien de menaçant, mais, apparemment, le type était un massif assez doué. Une forme de magie rare et dangereuse.

Dans le corps diplomatique, Toru avait appris à déchiffrer les nuances d’un visage, d’une posture, des accents d’une voix. Tout cela révélait la nature d’un homme. Avec les Américains, c’était du gâteau, vu qu’ils n’avaient aucun sens des convenances et semblaient incapables de contrôler leur physionomie. Était-ce pour cela que ce Wells le mettait mal à l’aise ? Il était aussi impassible qu’un dignitaire de la cour impériale et portait un masque dont il maîtrisait parfaitement l’expression.

Qu’y a-t-il sous ce masque, monsieur l’Américain bizarre ? Toru lui fit signe de s’approcher. « Que voulez-vous ?

— Vous poser quelques questions, répondit Wells, qui tenait un calepin.

— Pourquoi ?

— Disons que j’aime les défis. Ce ne sera pas long. »

Toru resta assis. « À propos de quoi ?

— Je souhaite me renseigner sur l’homme qui, selon vous, se fait passer pour le président. » Wells consulta son calepin ; un geste inutile, calculé pour paraître faillible. « Saito ?

— Dosan Saito était un jeune samouraï qui avait abandonné sa famille pour devenir l’un des premiers membres de l’Océan ténébreux et un disciple de mon père. Il a fondé l’ordre auquel j’appartenais et a servi comme premier garde de fer pendant plus de dix ans. Il s’est illustré dans l’invasion de la Chine et de la Russie, après quoi il est devenu sensei à l’académie de la garde de fer et dignitaire au sein du conseil impérial. À présent, c’est un traître de chien galeux allié à notre pire ennemi, et je le tuerai de mes propres mains. »

Wells ne savait pas que faire de sa maigre carcasse. Il n’avait nulle part où s’asseoir, et Toru ne tenait pas à le mettre à l’aise, de peur qu’il ne s’éternise.

« C’est tout ?

— Quel âge a-t-il, selon vous ? »

Toru fronça les sourcils. D’après les souvenirs de Hatori, Saito était son aîné. « Plus de quatre-vingts ans.

— Remarquable. Et il représente encore une menace ?

— Oui.

— C’est peu crédible.

— Vous doutez de mon honnêteté ? demanda Toru, un brin de menace dans la voix.

— Bien sûr que non. Je ne voulais pas vous offenser. » Wells jouait bien la crainte, mais, Toru le savait, il ne connaissait pas ce sentiment. Ce type n’était pas vraiment humain ; c’était une anomalie vivante très douée pour donner le change. Certains gardes fantômes et des engrenages de l’unité 731 lui ressemblaient : des génies du sophisme, bien trop tordus pour faire honneur à la garde de fer. « Mais son âge… » Wells attendit, prêt à noter.

Toru soupira. « Les méthodes sont gardées secrètes, mais beaucoup des sujets les plus précieux du président ont dépassé l’espérance de vie naturelle. Ils portent un kanji spécial. Okubo Tokugawa ne vieillissait pas du tout. Ses proches conseillers vieillissent très lentement. Pour Saito, c’était encore plus spectaculaire : les brutes sont souvent en grande forme physique. Si je ne meurs pas au combat, j’ai des chances de vivre très vieux.

— Peu probable », gloussa Wells. Toru resta de marbre. « Mais passons. Continuez.

— Il n’y a pas de retraite pour les gardes de fer. S’ils ne meurent pas en service, ils finissent nommés à un poste où ils peuvent continuer à servir l’Imperium. Saito était conseiller impérial. Je n’ai pas mis les pieds au Japon depuis des années, mais, pendant mon dernier séjour, Saito participait souvent aux exercices martiaux de l’académie. Il est âgé, affaibli par rapport à ses jeunes années, mais toujours puissant.

— Encore capable de se battre ?

— Quelles que soient ses capacités actuelles, rien qui puisse m’arrêter.

— C’est une brute, donc, pas un sosie. » Wells griffonna quelques mots. « Comment pensez-vous qu’il s’y soit pris pour adopter l’apparence de votre père ?

— Je l’ignore. Quelque infâme sorcellerie. Ça n’aura plus d’importance une fois que je l’aurai décapité.

— Hum… Je sens une certaine animosité contenue à l’égard de cet homme. Saito a dupé tout le monde : cela évoque une forme de contrôle mental… » Wells se mit à mâchonner son crayon, une manie dégoûtante des Américains distraits. Mais, dans son cas, le résultat d’un calcul délibéré. Impressionnant. Ce Wells aurait fait un excellent garde fantôme. « Il vous a même convaincu qu’il était votre père. C’est la trahison suprême, de manipuler la confiance sacrée entre un fils et son père. Qu’avez-vous ressenti ? »

Toru plissa les yeux. « C’est quoi votre spécialité, docteur ?

— Je suis psychologue. Je m’occupe de comprendre…

— Je connais ce terme. Il désigne selon moi une forme de fourberie permettant d’offrir à des Européens complaisants un prétexte pour tolérer leurs défauts. Je suis un guerrier, moi, né pour défendre le plus grand ordre de guerriers de la plus grande nation de l’histoire. Si vous me posez encore une question sur les sentiments que m’inspire mon père, je vous tue. C’est bien clair ?

— Si le sujet vous gêne, nous ne l’aborderons pas. » Le masque humain tomba un instant. Au lieu de se montrer intimidé, Wells lança à Toru un drôle de petit sourire absent. Oui. L’Américain cherchait la confrontation. « Quant à me tuer… Essayez si ça vous chante, mais la situation serait intéressante : je suis indestructible.

— Je ne suis pas un vaurien de Rockville armé d’une cuillère aiguisée, docteur Wells. Je veux bien croire qu’il soit malaisé de vous blesser, mais nous survolons l’océan Pacifique. Vous marchez sur l’eau ? »

Le masque se plaqua de nouveau sur les traits de Wells, qui fit mine de réfléchir en homme sensé. « Bonne remarque… Oublions ces différends un instant, s’il vous plaît, et aidez-moi à mieux comprendre notre adversaire commun.

— Pourquoi ?

— Okubo Tokugawa n’a-t-il pas écrit dans son livre – et pardonnez-moi si ma citation est imprécise, j’ai dû lire la traduction anglaise : “Afin de s’assurer la victoire, le guerrier doit comprendre son ennemi mieux que l’ennemi ne se comprend lui-même. Anticipe son mouvement avant qu’il ait bougé, et la pointe de ton épée l’attendra où il faut.” C’est à peu près ça ? »