« Zachary ? Vous êtes là ? » Elle passa la tête par la fenêtre béante. « Youhou ? Il y a quelqu’un ? »
Elle n’avait pas vu la morte, immobile depuis si longtemps qu’elle semblait collée au plancher. La zombie se redressa en poussant un cri strident qui lui fit cracher un nuage de poussière grise. Faye sursauta, mais, avant tout, elle avait de la peine pour ces pauvres morts. Si seulement elle avait pu les tuer, tous autant qu’ils étaient, mais, les zombies, c’était coriace. Même si on les coupait en morceaux, les morceaux continuaient de gueuler. Apparemment, ils avaient de plus en plus faim et rien ne les rassasiait jamais. Ils ne bougeaient encore qu’à cause de la magie qui avait collé leur âme à leur corps comme une glue immonde. Être blessée, mais ne jamais cicatriser, souffrir sans cesse dans une agonie qui ne vous achevait pas ? Delilah – Faye ne connaissait personne de plus déterminé – avait tenu le coup un moment, mais, pour finir, il fallait remercier le rayon de paix qui l’avait réduite en cendres.
La zombie espérait se saisir de Faye, mais, avec le temps, ses jambes s’étaient effectivement collées au parquet, et il lui fallut un moment pour se libérer. Comme presque tous ses congénères, cette femme était burinée par les éléments, la peau desséchée, fripée. Ses vêtements avaient pourri depuis longtemps, et la folie ou la douleur l’empêchaient de se vêtir à nouveau. Le cadavre réussit à se lever, laissant à terre un bout de jambe et de fesse tannée, et fit un pas vers Faye.
Mais la jeune fille avait déjà choisi sa prochaine étape. « Pardon de vous avoir réveillée, madame. » Elle disparut.
En cette seconde, elle se félicitait du pouvoir magique qui lui était échu. Il n’y avait rien de mieux. Quand elle avait commencé à rencontrer d’autres actifs, au sein du Grimnoir, elle avait envié leurs dons, qu’elle jugeait plus utiles : force surhumaine, guérison des blessures et des maladies, contrôle des animaux… Mais, à présent, elle avait conscience d’être une veinarde. Personne d’autre n’aurait survécu longtemps dans la Cité morte… Bien sûr, personne d’autre n’aurait voulu essayer.
Les murs effondrés formaient un labyrinthe à la place des rues et, par endroits, on ne faisait plus guère la distinction entre la chaussée et les égouts qui circulaient en dessous. Rien n’était d’équerre. Des amoncellements de briques donnaient l’impression que les immeubles avaient vomi tripes et boyaux avant de rendre l’âme.
Les murs des rez-de-chaussée étaient couverts de graffiti. Sans doute des slogans furieux, mais tous en allemand, qu’elle ne comprenait pas. Aucun n’était récent. Les morts avaient dû vouloir passer le temps, au début, puis s’étaient lassés. Ou bien la peinture avait manqué.
Dans un tunnel ouvert par la chute d’un mur, on répondit enfin à ses appels. Elle sentit l’espoir renaître, mais ce n’était qu’un zombie dans une bouffée de cohérence. Elle avait l’impression qu’il lui demandait si elle était sa fille. Mais il redevint fou sans attendre la réponse, et essaya de la manger.
Le soleil montait dans le ciel. Elle cherchait depuis des heures. Elle commençait à fatiguer. Elle mourait de faim et de soif. La Cité morte était immense. Jamais, au cours des ans, quand elle entendait parler de la destruction de Berlin, elle n’avait compris que c’était une mégapole. Depuis son arrivée, Faye avait voyagé deux cent quatre-vingt-sept fois. Et ce n’était qu’un début. Son pouvoir restait vif, mais la lassitude gagnait ses muscles.
Elle s’installa pour déjeuner dans ce qui avait dû être un parc : bancs de guingois, arbres réduits à l’état de souches stériles qui hérissaient la terre, ruisseau à sec, pont transformé en tas de caillasses. Au moins, c’était en plein air, et la vue était dégagée autour d’elle. Suffisamment pour lui laisser le temps d’avaler son sandwich au poulet.
Berlin avait dû compter de nombreux lacs, supposait Faye, et, quand tout était tombé en ruine, l’eau avait envahi la ville. Il y en avait partout, souvent pleine de gadoue, et elle avait vu des zombies qui flottaient, tout gonflés et ramollis, ainsi que des membres épars mêlés à la vase. Hors de question de boire l’eau morte. Heureusement, elle avait apporté une gourde.
Contente de pouvoir se détendre un instant, elle remarqua soudain une tête coupée dans les branches d’un arbre proche. Comme toutes les plantes de la ville, il était noirci, tordu et mort ; pour une fois, le tronçon d’être humain ne bougeait pas davantage. « Comment tu t’es retrouvée là-haut ? » demanda-t-elle à la tête, qui ouvrit les yeux en sifflant de rage. Le bruit attira l’attention des zombies alentour : en trente secondes, le parc s’emplit de cris et de gémissements. Faye allait avoir de la compagnie. « Merci beaucoup, saleté. » Faye engloutit le reste de son sandwich et le fit descendre avec un peu d’eau – histoire de ne pas s’étrangler, ç’aurait été une fin ridicule au cœur de la Cité morte – avant de voyager jusqu’à sa destination suivante.
Comment Heinrich a-t-il survécu si longtemps ici ? Faye, progressant sur les toits démolis, se découvrait un respect neuf pour son ami. De loin en loin, elle repérait les traces d’autres mortels qui s’étaient risqués dans Berlin ; des morceaux, le plus souvent. Jacques lui avait parlé des chasseurs de trésor ; le type à moitié dévoré avec une pelle, un Mauser et un sac de jute plein de bijoux et d’objets d’art était sans doute au nombre de ces inconscients. Le C96 avait besoin d’un bon nettoyage, mais elle l’emporta. Même si elle avait son Browning .45 sous sa chemise, un pistolet de réserve ne pouvait pas faire de mal.
Une heure et quarante voyages plus tard, la chance lui sourit enfin. Le mort en face d’elle était sain d’esprit, poli, serviable et même bien habillé.
« Bonjour ! » Faye traversait d’un pas prudent le sol aux dalles fissurées. Des rayons de soleil filtraient entre les planches clouées en travers des fenêtres. Dans l’appartement précédent, elle avait appris à ses dépens que, parfois, les zombies se cachaient dans les plafonds. La rencontre lui avait coûté quelques mèches de cheveux. « Il y a quelqu’un ?
— Hallo. Wer ist da ?
— Je m’excuse de vous déranger. » Faye coula un regard derrière l’avancée du mur. Une grande silhouette maigre se tenait au fond de la pièce, dans une attitude circonspecte, mais non voûtée comme les autres. « Je m’appelle Faye. Vous parlez anglais ? »
Un long silence. « Oui… Pardonnez-moi. Les visiteurs sont rares. Entrez. »
Quelle chance ! Il ne commençait pas par lui sauter à la gorge, et il parlait anglais !
Dedans, il faisait sombre, mais ses yeux gris y voyaient bien. L’homme était mort, pour sûr, les yeux exorbités, la peau toute sèche et fendillée ; pourtant, il arborait un uniforme militaire très chic constellé de médailles, de décorations et de galons reliés à des machins dorés sur ses épaules, façon brosse à cirer les bottes. Il en portait, d’ailleurs, des bottes, qui lui montaient aux genoux, si brillantes qu’elles auraient ébloui en plein soleil. Il avait même une épée, et c’était la première fois de la journée que Faye voyait un objet métallique qui n’était pas rouillé. Sur la table près de lui, une bouteille déjà vide quand Faye était gamine, et un drôle de casque allemand surmonté d’une pointe. Il brillait presque autant que les bottes. « Je m’apprêtais pour le défilé. »
La folie, chez les zombies, prenait donc différentes formes.