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« Je m’appelle Faye. Et vous ?

— Maréchal… » Sa voix n’était qu’un sifflement. Il inclina la tête. « Je ne me souviens pas… Que faites-vous dans mon bureau ? Américaine ? M’apportez-vous la nouvelle version du traité d’armistice ? Appartenez-vous à l’unité expéditionnaire de Pershing ? »

Dans un sens, oui. M. Black Jack et elle se connaissaient bien. Mais inutile de tout compliquer. « Je ne suis pas militaire. Je cherche quelqu’un. Pourriez-vous m’aider ? »

Le général zombie la gratifia d’une courbette. Ses os craquèrent. « Naturellement, mademoiselle. Que puis-je faire pour vous ?

— Je cherche un homme qui vit par ici. Un certain Zachary.

— Zachary, dites-vous ? Je ne le connais pas, il me semble… Vous voyez mes médailles ? Comme elles brillent ?

— Elles sont belles. L’homme que je cherche voit l’avenir.

— Ah, le diseur de bonne aventure. Oui. J’ai entendu parler de lui. Il s’est installé au dernier étage de l’immeuble Fenstermacher, au bout de la rue.

— Vraiment ? C’est lequel, exactement ?

— Tout près d’ici. Là où le Kaiser a fait ériger une antenne radio. J’y suis allé, jadis. Comme tous les notables berlinois. Un véritable diseur de bonne aventure. Merveilleux, me disais-je. Je souhaitais savoir si les forces du Kaiser avaient une chance de surmonter la malchance qui les accablait. Hélas, la réponse était non.

— Merci, maréchal. Votre aide m’a été précieuse. »

Le zombie avait l’air très abattu. « Plus grand monde ne va voir le diseur de bonne aventure.

— Pourquoi donc ?

— Pour moi, c’est un charlatan. Tout le monde avait le même avenir. Le mien, je ne me le rappelle pas exactement… » Sa figure toute sèche se fripa sous le poids de l’incertitude. « Il était très… déprimant. » Il contourna la table pour saisir la bouteille vide. « S’il vous plaît, restez encore un peu. Restez boire un verre. » Il versa l’alcool imaginaire dans un verre poussiéreux. « Il me serait agréable d’avoir un peu de compagnie. »

Faye avait hâte de continuer, mais le vieux soldat mort lui faisait de la peine. Elle accepta le verre vide. « D’accord, mais un seul. »

Des verres imaginaires, elle en but cinq, dix, et le maréchal lui raconta l’histoire de chacune de ses médailles puis évoqua sa chère épouse, les jumeaux nouveau-nés qui devaient avoir l’âge de Faye à présent, mais le temps était une notion floue pour le mort-vivant. La situation était inattendue, mais, après tout, l’alcool imaginaire ne risquait pas de lui monter à la tête ni la bouteille de se vider davantage ; Faye buvait donc de petites gorgées d’air poussiéreux pendant qu’un vieux zombie lui faisait la conversation.

Elle lui devait bien ça en échange du renseignement fourni ; l’heure ainsi gaspillée lui en avait économisé dix à fouiller les décombres. Si l’adresse indiquée était exacte, bien sûr. Enfin, elle s’excusa, évoquant d’autres engagements, et disparut.

Elle dut éviter deux groupes de morts-vivants particulièrement agressifs, lancés dans une guerre de gangs sur l’avenue principale, et faillit avoir la cervelle éclatée : un type brandissait un fusil encore en état de marche. En plus, il visait bien. Le quartier était dangereux. Il y avait des snipers sur les toits, au point qu’elle préféra passer par l’intérieur des immeubles et les chaussées plus abritées. Un type lui avait gratté la botte de ses doigts osseux et, un peu plus tard, un autre avait arraché un lambeau de son chemisier, ce qui l’avait mise en rogne : elle avait lui avait tiré dessus avec son vieux Mauser, histoire de marquer le coup, mais ça n’avait servi qu’à attirer l’attention sur elle. Elle s’était dépêchée de voyager.

Elle atteignit enfin le bâtiment Fenstermacher, sans doute une grosse usine du temps de sa splendeur. La tour radio mentionnée par le maréchal avait rouillé et penchait dangereusement. À la prochaine forte bourrasque, elle s’écraserait dans la rue, et si un zombie se trouvait dessous il passerait l’éternité à pester sous les gravats.

Faye choisit un point d’atterrissage dans une grande pièce vide. Éviter les angles de mur était apparemment la stratégie la plus sûre. Elle se matérialisa, toucha terre doucement et chercha des yeux tous les machins poussiéreux qui pouvaient être des morts en colère. La voie est libre. Et, pour une fois, le soleil brillait. Elle remarqua alors que son apparition n’avait soulevé aucun nuage de poussière. Quelqu’un avait balayé.

« Bonjour ? Zachary ? » Mais elle savait déjà qu’elle se trouvait au bon endroit : au mur était punaisée une feuille de papier avec un dessin à l’encre comme ceux qu’on voyait dans les revues.

Il y avait un titre : Ensorcelée.

Le dessin était un portrait d’elle.

C’était ressemblant. Pas comme son reflet dans le miroir, mais parfaitement reconnaissable. Faye en ressentit du plaisir. Personne n’avait jamais fait son portrait.

D’autres dessins étaient accrochés. Beaucoup d’autres. Surtout des gens, mais aussi des paysages, des objets, des machines, des batailles, des démons et même des formes qu’elle n’identifiait pas. Des centaines. Elle fit quelques pas : les autres murs, du sol au plafond, disparaissaient sous le papier.

Elle poussa un sifflement. « Impressionnant. »

Elle était souvent représentée, sans doute plus que les autres, mais elle vit ses amis : Francis, M. Sullivan, M. Garrett, Lance, Delilah, Black Jack Pershing. Heinrich abattant une pioche sur un démon ; M. Browning avec un nouveau fusil. Ses ennemis, aussi : le président, fou de rage, exigeait qu’elle lui rende ses mains, Isaiah Rawls et M. Harkeness complotaient, Corbeau en homme et en démon, M. Madi en plein combat à bord du Tokugawa. Et des gens qui étaient un peu amis et un peu ennemis : Toru faisait éclater un crâne de sa massue à pointes, J. Edgar Hoover et son air de petit chef.

Tous ces visages… Toutes ces scènes qu’elle avait vécues. Certaines feuilles étaient jaunies par le temps, sûrement dessinées des années plus tôt, mais représentaient des événements récents : M. Bolander faisant tomber la foudre dans l’Oklahoma, ou Faye et Toshiko, la ninja, en train de se battre, ou Murmure juste avant sa mort à Washington.

Elle se figea en découvrant celle où Madi, devant grand-père allongé, pointait sur lui un énorme revolver pour l’achever ; sur une autre, une gamine terrifiée se planquait sous un abreuvoir et tentait d’extirper un scarabée incrusté dans son talon.

Ensuite, des myriades de gens qu’elle ne connaissait pas, des lieux qu’elle n’avait jamais vus. Par milliers. Et sans la moindre organisation. Un ami à elle se retrouvait sur un mur entouré de dizaines d’anonymes. Si elle absorbait tout si vite, c’était parce que ses yeux gris enregistraient les images que sa carte mentale triait instantanément. Elle vit un inconnu faire apparaître un néant noir qui absorbait le monde, comme celui qui avait englouti Mason Island, et un homme mécanique qu’on aurait cru vivant, et un vieux samouraï avec une ombre dans la tête.

Tout cela s’était-il réellement produit ? Non… Il y avait Francis et elle, main dans la main sur un pont, mais ça ne lui disait rien. Un magnifique dirigeable du CBF en proie aux flammes au-dessus d’une ville étrangère, avec le capitaine Southunder toujours aux commandes, courageux. Un rayon de paix qui tirait sur une ville – New York – et la réduisait en cendres. Jake Sullivan et Toru prêts à se battre à mort sur une plage de galets. Un petit garçon en larmes qu’un monstre sans peau emportait, avec à l’arrière-plan une cité entière dont les habitants étaient cueillis un par un.