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Tous les détails n’étaient pas conformes. Comme si le dessinateur n’avait vu qu’une partie de l’image avant de deviner le reste, ou bien ne l’avait aperçue qu’un instant et l’avait reconstituée de mémoire. Mais c’était assez exact pour prouver que le pouvoir de Zachary fonctionnait.

« Bonjour, Faye. »

Il était rare qu’on réussisse à la surprendre. Cela dit, elle était préoccupée. « Zachary ?

— Ce qu’il reste de moi. » Il entra. Mort, mais en bien meilleur état que les autres. Logique, sans doute : il était mort depuis moins longtemps. Dans la pénombre, elle aurait pu le croire vivant. Il évitait sans doute de trop s’exposer aux éléments. « Je vous attendais. »

Faye hocha la tête. « Prendre au dépourvu un homme qui voit l’avenir, c’est impossible.

— Oh non. Je ne vois pas tout. » La peau de sa figure pendouillait, grisâtre. On voyait ses dents blanches par des trous dans ses joues. Si, vivant, il avait eu des cheveux, aujourd’hui la peau de son crâne avait disparu, ne laissant que le dôme de la boîte crânienne. Ses vêtements étaient déchirés, mais bien plus propres que ceux des autres zombies à l’exception du maréchal. Ses yeux, toujours intelligents, balayèrent la pièce. « Mais je vous ai vue venir. Depuis longtemps. Que pensez-vous de l’exposition ?

— C’est chouette. »

Zachary boitait bas. « Ça n’a pas toujours été ainsi. » Il avait la voix rauque et l’accent américain. « Avant ma mort, mon pouvoir était faible. Des images sporadiques d’un avenir possible. Je ne distinguais que des fragments. Je ne lisais pas l’avenir. Vous connaissez la sensation de déjà-vu ? »

Francis avait lu un article là-dessus dans un magazine et, trouvant amusantes les explications fournies, lui en avait parlé.

« Ma magie y ressemblait, en un peu mieux. Quand j’étais gosse, ça m’arrivait quand même souvent, alors je me suis mis à dessiner les images qui me venaient. Comme ça, on ne pouvait pas m’accuser de tout inventer a posteriori. Même après des années d’entraînement, je tombais parfois juste, souvent faux. À peine mieux que deviner. Naturellement, le Grimnoir ne m’écoutait guère. Autant tirer à pile ou face. À l’époque, voyez-vous, je ne comprenais pas que le pouvoir ne voie pas le monde comme nous. Parfois, il me montrait des événements possibles.

— J’ai parlé à la créature. Elle est bizarre, oui.

— Je n’ai eu le déclic qu’après avoir passé l’arme à gauche. Croyez-le ou non, la mort a de bons côtés. Quand on a le choix entre penser à la douleur et penser à son pouvoir, on devient très fort en magie. » Il émit un petit bruit triste, mais Faye comprit qu’il riait. Elle rit avec lui. « Maintenant, je ne peux plus arrêter ces images. Elles sont là, elles s’imposent tout le temps, venues du monde entier, peut-être d’autres mondes qui n’existent pas encore vraiment. Des événements présents, futurs, possibles, en vrac, le pouvoir me les fourre dans la tête et je les couche sur le papier.

— Vous dessinez bien.

— Merci. » Il balaya les murs d’un geste machinal : il portait des gants. Il remarqua l’étonnement de Faye. « Ça ? Oui. Je n’aime pas laisser des bouts de moi-même sur la feuille. À force, la chair s’use. Je n’arrive presque plus à tenir un stylo. Ça fait mal.

— Mais vous dessinez quand même ?

— Comme vous avec le voyage. Vous n’arrivez même pas à imaginer ce que ce serait de vivre sans voyager, je me trompe ?

— Non. » Ce serait horrible. Horrible et lent. « Ça fait partie de moi.

— Pareil pour moi. Vous avez déjà eu une rage de dents, Faye ?

— Bien sûr. »

Zachary hocha la tête. « Être mort, c’est ça. Mais de la tête aux pieds. Pour toujours. Vous avez déjà eu vraiment faim, au point d’être capable de manger n’importe quoi ? » Faye avait vu le dessin de la cahute dans l’Oklahoma : il connaissait la réponse. « Être mort, c’est pire, et la faim ne s’apaise jamais. Ça vous ronge. Ça vous ronge l’âme. » Machinalement, il se frotta le crâne, et un lambeau de peau se détacha. « Il faut que je dessine. Que j’écoute. Sinon, la rage de dents va me ronger jusqu’à l’os et je ne serai plus moi-même. Je ne serai plus que faim. Comme tout le monde dans cette ville.

— À propos, Jacques m’a confié un paquet pour vous. » Elle ouvrit la sacoche : elle était pleine de rames de papier, de stylos et de bouteilles d’encre. Normal que ce soit lourd.

« Gentil de sa part, mais je n’en ai plus besoin… Mon œuvre est achevée. Je devais seulement tenir jusqu’à ce que je vous rencontre. C’était pour vous, tout ça, Faye.

— Pour moi ?

— C’est la volonté du pouvoir. Je sais pourquoi Jacques vous a envoyée ici. La dernière fois que je lui ai parlé, je ne comprenais pas encore bien les messages du pouvoir. Je pense que mon humanité m’empêchait de bien écouter, de voir les possibilités offertes. Dans l’esprit de Jacques, je vais vous annoncer que vous détruirez le monde, parce que c’est ce que je lui ai dit autrefois.

— C’est vrai ? Je détruis le monde, vraiment ?

— Le plus souvent. Il y a beaucoup de mondes et beaucoup de Faye ; il s’agissait de l’issue la plus probable. Mais pas de la seule. »

Faye n’y comprenait plus rien.

Le pied de Zachary fit un bruit désagréable en frottant sur les dalles. Elle remarqua du papier roulé en boule un peu partout. Elle n’y avait pas prêté attention jusque-là. Elle en défroissa une. L’image la représentait, mais plus âgée, plus effrayante, les traits déformés. Elle massacrait une foule de gens à l’aide de différents pouvoirs, du feu, de la glace, de la foudre, et ses victimes n’étaient pas des méchants mais des innocents, même des femmes et des enfants…

« Vous voyez ce que je veux dire ? Et celui-ci n’est pas le pire. Loin s’en faut. »

Elle refroissa la page et la laissa tomber. « Vous cachez les mauvaises nouvelles.

— Parfois. Certaines m’ont fait si peur que je les ai balancées par la fenêtre pour les regarder voltiger. J’en ai vu beaucoup de positives, Faye, je connais votre cœur. Je préfère penser aux images d’espoir, pas aux scénarios catastrophe. Jacques, lui, doit se préparer au pire. Le pauvre. De mon vivant, je n’avais jamais vu votre figure. Je crois que le pouvoir me la dissimulait délibérément. Vous n’avez pas idée du nombre d’images que j’ai de Jacques en train de se torturer sur une décision difficile à prendre, le regard dans le vide.

— Quatorze, dit Faye sans hésiter.

— C’est le cas en ce moment même, je parie. » Zachary gloussa horriblement à cause de l’air qui sortait par les trous de ses joues.

Faye alla voir le plus proche des portraits représentant son instructeur. « Qu’est-ce qu’il trafique avec cette fiole ?

— Il se demande s’il va ou non vous empoisonner, je crois. »

Faye n’apprécia pas, mais elle se sentait plus triste que furieuse.

« Ne lui en veuillez pas. Il porte de lourdes responsabilités. C’est ma faute sans doute, vous savez. J’ai mis tout le monde en garde contre vous. Je leur ai montré… Je leur ai annoncé la venue d’un nouvel ensorcelé. Jacques a consacré des années de sa vie à pourchasser le précédent, et sa petite amie y a laissé la vie. Qu’attendre d’autre ?

— Si je meurs, un autre prendra ma place ?

— Vous n’avez pas encore compris, ma petite. Maintenant que vous vous êtes manifestée, si vous mourez, après vous il n’y a rien. Le pouvoir fonctionne bizarrement. Il est plus malin que le Grimnoir ne le croit. C’est vous qu’il a choisie, Faye, et il a ses raisons. Avec Sivaram, il a vu une issue, un moyen de briser le cercle vicieux. Il a visité beaucoup de planètes, rencontré beaucoup d’espèces intelligentes, mais, avant les humains, personne ne l’avait étonné. Nous avons un talent dont les autres ne disposent pas : la créativité. Le pouvoir nous a d’abord sous-estimés, et, pour la première fois en un million d’années, il ressent de l’espoir. Il a essayé… mais Sivaram n’était pas assez bon. Ensuite, il vous a choisie, vous. Depuis le début, il vous guide, il vous a fait rencontrer des compagnons choisis eux aussi. Je les ai dessinés. » Zachary désigna le mur. « Tous, nous avons une mission à accomplir, mais vous seule pouvez unir l’ensemble. Le pouvoir n’a que vous pour battre l’ennemi une fois pour toutes.