— L’ennemi est donc réel. J’en étais sûre. Comment ça se fait qu’il ne soit représenté nulle part ? Vous avez illustré ses sbires et les gens qu’il a déformés ou dépecés, mais vous n’avez pas dessiné le grand méchant ennemi.
— C’est l’inconvénient de la puissance que j’ai atteinte en mourant. Avant, je ne le voyais pas. Je ne voyais pas les entités désincarnées. Maintenant ? J’ai essayé de le dessiner. Prendre un stylo, le planter dans la feuille, l’enfoncer dans la table, le plus fort possible, et tracer un cercle. Il faut appuyer à fond. Déchirer le papier. Ça donne de l’encre qui fuit en un cercle de plus en plus large. Quand j’essaie de le voir, il faut que j’appuie très fort, au point que le sang imbibe mes gants. Si je continue, mon cerveau se met à saigner à son tour, ça me ressort par les yeux. Le sang et l’encre, c’est la seule façon de dessiner l’être qui vient. »
Le sang et l’encre… Faye examina l’un des portraits de M. Sullivan, sa chemise déchirée, les cicatrices sur son torse qui brillaient tandis qu’il démembrait un garde de fer. « C’est moi que le pouvoir a choisie pour combattre l’ennemi ? Je sais ce qui arrive si on perd : le pouvoir se tarit et on partage le sort des évoqués. Mais si on gagne ? »
Zachary inclina sa tête pelée. « Ça dépend de vous. Jusqu’où serez-vous prête à aller, et quels sacrifices accepterez-vous ? »
Faye s’agenouilla devant une autre feuille roulée en boule.
« Non, dit le zombie. Pas celle-là. »
Faye l’ouvrit malgré tout. Elle regarda l’image pendant un long moment. C’était insoutenable. « Je ne ferais jamais ça. Je ne deviendrais jamais comme ça.
— La décision vous revient. Vous pensez que c’est impossible, mais vous vous trompez. Je distingue les avenirs possibles, et vous sentez la vérité. Vous savez l’effet que ça fait. Il vous est déjà arrivé de voler la magie d’un autre actif pour vous l’approprier. Vous obtenez la force nécessaire, et ça vous transforme. » Zachary tourna les talons et s’éloigna. « Tous ces dessins sont pour vous, Faye. Je voulais vous les transmettre afin que vous sachiez qui peut vous aider et qui veut votre perte. Apprenez. Apprenez d’où vous venez, ce qui aurait pu se passer, ce qui peut encore advenir. Ça ne vous prendra pas longtemps, je le sais. Rien ne vous prend longtemps.
— Où allez-vous ?
— C’était ce que le pouvoir attendait de moi. J’ai fini. Maintenant, il est temps de mettre un terme à la douleur. En bas, il y a une chaudière. Je l’ai déjà remplie de charbon. Je vais l’allumer, entrer dedans et brûler. Mon âme n’aura plus de corps à quoi s’accrocher. Au revoir. »
Faye baissa les yeux. Entre ses mains, l’horrible dessin. Je ne deviendrai pas le diable. « Merci, Zachary.
— Bonne chance, Faye. »
Chapitre 11
On dit que je suis le meilleur escroc du monde, hein ? Mais alors qu’est-ce que je fais ici ? Il paraît que les meilleurs sont les parleurs, les pièges, appelez-les comme vous voulez, parce qu’ils contrôlent les pensées des pigeons. Ensuite, les liseurs en deuxième, parce qu’ils savent ce que le pigeon pense vraiment. La vérité vraie ? Ils ne sont pas si forts que ça. La magie, ça rend le truc trop facile, ça vous ramollit. Ces gars n’ont aucune imagination… Bon. Vous m’avez eu. C’est vrai que je suis le meilleur. Mais vous savez quoi ? Pas besoin d’être sorcier pour essorer un pigeon. Le vrai secret pour monter une arnaque, vous savez ce que c’est ? Dites au pigeon ce qu’il a envie d’entendre. Les naïfs, c’est pas ça qui manque.
« Voyageuse » (CBF)
Les vaisseaux japonais étaient juste au-dessus d’eux. Une pluie violente cognait le dirigeable dans un bruit de tambour. La foudre zébrait le ciel, presque à toucher le cockpit. C’était aveuglant, et sous les paupières de Sullivan se gravait l’image en négatif des vaisseaux de guerre de l’Imperium qui les cherchaient.
On avait éteint toutes les lumières, mais les éclairs pouvaient se refléter sur la coque. « Vous croyez qu’ils nous ont repérés ? demanda-t-il.
— Si oui, on le saura dès les premiers obus. » Le capitaine Southunder était d’un calme olympien. Ce n’était pas la première fois que le vieux pirate forçait un blocus. « On est complètement encerclés. » Il se tourna vers son équipage, concentré sur la décision à prendre : plusieurs choix possibles, et tous présentaient de gros risques, mais, parfois, il fallait écouter son instinct. « Barns, faites-nous descendre de mille pieds, tout en douceur.
— À vos ordres, commandant. » Barns tira un levier de cuivre sur la console.
La Voyageuse gîta sur tribord. L’équipage dut se retenir pour ne pas tomber. Sullivan se contenta d’imaginer qu’il était boulonné au sol jusqu’à ce que le vaisseau se stabilise, après plusieurs secondes de craquements inquiétants. Les pirates se remirent au travail sur le pont bondé. Ils tripotaient des bidules auxquels Sullivan ne comprenait rien. « C’était tout en douceur, ça ? »
Barns sourit. « On encaisse des bourrasques latérales de cinquante nœuds. Tout en douceur, ça veut dire qu’on n’est pas tombés en piqué.
— Vous avez demandé du mauvais temps, monsieur Sullivan, dit Southunder. Je le fournis bien volontiers.
— J’ai seulement demandé que vous nous fassiez atteindre Shanghai en secret.
— C’est pareil. La Voyageuse est agile, et un grain qui nous secoue autant doit faire vivre l’enfer à ces briques de dirigeables impériaux. À cause de la position côtière de Shanghai, la zone grouille de vaisseaux. De toutes les Cités libres, c’est la plus dangereuse pour nous. J’ai tiré sur mon pouvoir afin de déchaîner cette tempête hors de saison dans l’espoir que l’Imperium aurait le bon sens de ramener ses vaisseaux à quai. Mais, apparemment, les Japs ont moins de jugeote qu’un canard. Je ne m’attendais pas à croiser des patrouilles ici.
— Coup de malchance, ou ils se doutent de quelque chose ?
— On verra bien si toute la flotte japonaise nous attend à Shanghai ou pas. » Southunder se tourna vers l’opérateur du téléradar. « Monsieur Black ? »
Les yeux du pirate étaient rivés à un tube cathodique. « Ils n’ont pas changé de cap. » Sullivan ne voyait qu’un brouillard vert et des points lumineux, mais l’invention du CBF avait l’air de marcher, et l’affichage faisait plaisir à Black. « Et tant mieux. Vu le retour, il y a un énorme multicoque dans le tas. D’après la taille, peut-être un de classe Kaga.
— Position ?
— Six milles marins devant nous, deux mille pieds au-dessus. Direction nord-nord-est. »
Southunder se frotta le menton. « Comment nous sommes-nous passés si longtemps de ce merveilleux appareil, je ne le comprendrai jamais. Dieu bénisse les crânes d’œuf des engrenages du CBF. Faire rebondir des ondes radio sur les objets solides pour déterminer leur distance… c’est de la magie.