— Dans la bouche d’un type capable de créer des ouragans à la force de l’esprit… » Barns s’agrippait aux commandes. « Le gadget du CBF, c’est rien que de la science.
— Une science que l’Imperium n’a pas encore développée, et j’en suis bien content : ça nous simplifie le boulot.
— Le jour où l’Imperium se procure un de ces radars, j’arrête la piraterie pour un métier moins dangereux, souffla Barns à Sullivan. Avaleur de sabres ou dompteur de fauves.
— Un veinard comme vous ? » Lance Talon sourit. Il était venu admirer le spectacle sur le pont. « Vous vous ennuieriez. Dompteur de fauves, j’ai essayé. Plutôt décevant. »
L’étrange pouvoir de Barns lui permettait de modifier les probabilités en sa faveur. « Vous utilisez votre magie en ce moment, j’espère ?
— Détendez-vous, Sullivan. Ce moment-là est toujours un peu inquiétant ; ensuite, on boit un coup et on se moque de l’Imperium. » Mais l’air concentré du jeune homme trahissait qu’il recourait bien à son pouvoir. « De quoi bien se marrer.
— Merde. J’ai une meilleure vue de flanc, dit l’opérateur du téléradar. Il s’agit d’un Kaga, je confirme. »
Tous les cœurs se serrèrent. C’était le vaisseau le plus moderne de l’arsenal impérial, doté d’une plus grande puissance de feu que ceux de la Grande Guerre, de centaines d’hommes à bord, d’un blindage que la Voyageuse n’avait aucune chance d’abîmer et, pire encore, d’un rayon de paix capable de vaporiser tout ce qu’il touchait. « S’il nous voit, on est cuits, dit Sullivan.
— De quoi bien se marrer, je vous dis », lança Barns.
Southunder se rongeait un ongle. « Des vaisseaux de surface, monsieur Black ?
— Pas pour le moment, commandant. Difficile de savoir. La surface est très agitée.
— Gardez le cap et descendez de cinq cents pieds, Barns.
— Ça va secouer. » Mais c’était une mise en garde, non une protestation. Le pilote obéissait déjà.
« Pas autant que si on se fait carboniser par un rayon de paix. On consomme beaucoup de magie, là. Je ne veux pas passer trop près : s’ils ont un trouveur à bo… »
CRAC ! BOUM !
Cette fois, Sullivan ne put rester impassible, mais ce fut plus à cause de la lumière et du crépitement électrique que suite à un écart du vaisseau, qui avait à peine bougé ; en revanche, toutes les ampoules s’étaient éteintes ou clignotaient.
« Rayon de paix ! » cria quelqu’un.
Pauvre sot. Un rayon de paix les aurait déjà réduits en cendres.
« On a pris la foudre », annonça Southunder. Il fit pivoter son fauteuil vers sa torche. « Ori ! Statut ? »
Lady Origami, discrète, se plaçait toujours en retrait ; on oubliait facilement sa présence. Elle posa sa petite main sur une cloison et ferma les yeux. Les torches disposaient d’une image magique de l’endroit où elles se trouvaient qui signalait les flammes, comme les lourds bien entraînés avec la gravité ou Faye avec l’étonnante carte mentale dont elle parlait souvent. Sullivan, toujours avide d’en apprendre plus long sur la magie, se dit qu’il lui faudrait interroger la Japonaise, si du moins la Voyageuse n’explosait pas dans les secondes à venir. « J’ai étouffé quelques étincelles. Les enveloppes vont très bien. »
L’équipage respira plus librement. Sullivan s’aperçut que tous ses poils s’étaient dressés au garde-à-vous.
« Ainsi, nous n’allons pas exploser tout de suite. » Southunder se tourna vers l’opérateur du téléradar. « La foudre nous a-t-elle éclairés ? Des vaisseaux ennemis changent-ils de cap ?
— Le téléradar ne marche plus. Je suis aveugle. » Black se laissa glisser à terre pour ouvrir une trappe sur le côté de sa machine. De la fumée en sortit ; l’odeur de brûlé fit froncer les narines à tout l’équipage. « Merde. »
Sans le jouet du CBF, la Voyageuse risquait de se jeter droit sur un vaisseau impérial. « Schirmer, l’un de mes chevaliers, est un répareur, dit Sullivan.
— Faites-le venir, ordonna Southunder. Et le mécano du CBF. »
Un pirate décrocha un microphone et activa la manivelle de charge. « Merde. Grillé.
— Je vais les chercher. » Sullivan tourna les talons. Dans le poste de pilotage, il n’était qu’un spectateur impuissant.
« Bien. » Southunder se concentrait pour garder ses passagers en vie. « Il y a un crépiteur parmi vos hommes. Assurez-vous qu’il ne dorme pas et chargez-le de détourner les éclairs. »
Si seulement j’y avais pensé plus tôt, se dit Sullivan en sortant.
« Et vous avez une torche. Qu’elle soit prête à assister Lady Origami en cas de besoin.
— Commandant ! » Lady Origami avait l’air outrée à l’idée qu’elle puisse avoir besoin d’assistance.
Le vent s’acharnait sur la Voyageuse. Parcourir les coursives était difficile, même pour un homme qui avait les lois de la gravité dans sa poche. Barns avait raison : si bas, ça bougeait encore plus. Le vaisseau était secoué comme un prunier.
« Justement, je vous cherchais. »
Sullivan se retourna. Le docteur Wells l’avait rejoint sans bruit. Soit l’aliéniste était aussi fort que Heinrich, soit les oreilles de Sullivan sifflaient encore à cause de la foudre. Il avait déjà expédié Schirmer et le mécano à Southunder, prévenu les crépiteurs afin qu’ils veillent au grain ; il pouvait donc prendre une minute avant de retourner s’inquiéter en vain. « Qu’y a-t-il, doc ?
— Vous avez un instant à m’accorder ?
— Ça dépend. Vous voulez recommencer à vous plaindre de votre logement ?
— Ce n’est pas le Ritz, mais c’est un peu mieux que mon trou à Rockville. Tout juste. Non, j’ai quelque chose pour vous. » Wells parlait toujours trop fort, comme s’il était sur scène. Il lui tendit des papiers. « C’est un profil de notre cible. J’ai ramassé tout ce que vos espions savaient sur ce maître Saito, puis j’ai assez longuement interrogé Toru. Des observations indirectes et biaisées, ce n’est pas l’idéal, mais je crois que mes conclusions vous aideront à éliminer le faux président. »
Sullivan saisit la liasse impeccable. « Il y a une machine à écrire à bord ?
— Oui. Les employés du CBF sont bien équipés. Je ne sais pas ce qu’ils comptaient faire de toutes ces fournitures de bureau dans une zone de guerre, mais c’est une chance : vous n’auriez sans doute pas déchiffré mon écriture. Une écriture lisible révèle un esprit borné. »
Sullivan examina la première page, la deuxième, la troisième. Il n’avait jamais vu personne lire plus vite que lui. Wells avait établi une liste très détaillée de toutes les initiatives prises par le nouveau président depuis la mort d’Okubo Tokugawa, accompagnées d’hypothèses sur les implications de chacune.
L’aliéniste avait l’air très fier de lui. « Toru a trouvé mes questions agaçantes. Je ne sais vraiment pas comment vous faites pour supporter ce garde de fer arrogant. Mais nous avons de la chance d’avoir parmi nous un ancien élève de Saito.
— Ça va un peu plus loin que ça, non ?
— Si. Notre ami si obstiné essayait de faire croire que ses observations étaient personnelles, mais il m’apparaît que beaucoup avaient en fait été formulées par Hatori. Comme si Toru avait une seconde identité nichée dans le cerveau, avec les souvenirs que feu l’ambassadeur lui a transmis. Une situation fascinante ; si j’avais plus de temps, et un sujet plus conciliant ou moins violent, j’aimerais beaucoup m’y intéresser de près… Oh, si j’avais l’occasion d’absorber ainsi les expériences de quelqu’un d’autre, je crois que je choisirais John Keats… Ou bien Jack l’Éventreur.