— Du charabia.
— Mais non. Ce serait fascinant.
— Je parle de vos paperasses. Ça ne vaut rien.
— Je vous en prie, Sullivan. Nous savons l’un comme l’autre que votre numéro d’abruti n’est qu’un mécanisme de défense. Vous avez forcément croisé assez de termes latins pour déchiffrer la terminologie que j’emploie.
— Je vous ai engagé parce que Bradford Carr vous a décrit comme un pisteur. À l’entendre, vous obtenez les mêmes résultats qu’un juge. » Sullivan feuilleta son rapport. « Tout ça, ce sont des conjectures. »
Wells se tenait au mur pour ne pas tomber à chaque embardée de la Voyageuse. « Vous ne comprenez pas la science fondamentale sur laquelle on s’appuie pour prédire les comportements, j’en ai peur. Chacun n’est que la somme de ses expériences. La psychologie, ce n’est pas de l’algèbre, je ne trouverai pas x à l’aide d’une poignée de variables. C’est un art. Moi, je comprends les gens comme vous comprenez la gravité. L’information dont je dispose est lacunaire mais suffisante. C’est tout simple, au fond.
— Simple ? Ce salopard de Saito collabore avec un monstre extraterrestre afin d’éradiquer l’espèce humaine. Comment… » Une violente bourrasque secoua le vaisseau, et Wells perdit l’équilibre. Sullivan dut déplacer son centre de gravité mais ne tressaillit même pas. Agacé, il se baissa et releva le massif. Naturellement, celui-ci ne s’était pas blessé. « Comment s’y retrouver ? »
Wells s’épousseta. « Un sujet qui raisonne de travers raisonne tout de même. Tout le monde désire quelque chose et, d’ordinaire, dissimule le véritable objet de ses désirs. Une fois qu’on a compris ce qu’il veut vraiment, on a du pouvoir sur lui. C’est pour ça que même les liseurs se trompent souvent. Ils lisent les pensées de surface et ratent l’océan inconscient qui se cache en dessous. Découvrez ce qui se tapit dans les profondeurs, Sullivan, et vous connaîtrez votre proie mieux qu’elle-même. Ensuite, vous pourrez la manipuler à votre guise.
— Je comprends pourquoi vos patients vous adoraient.
— Je suis très fort. C’est encore plus facile quand quelqu’un cache ses véritables motifs derrière une histoire inventée : il suffit alors de prévoir les initiatives qu’il va prendre pour renforcer son mensonge. Stimulus. Réaction. Nous fournissons le stimulus et, puisque nous avons prévu sa réaction, nous tendons le piège. Remerciez votre bonne étoile que le docteur Carr m’ait offensé. Si j’avais continué à travailler pour lui, il aurait aisément vaincu le Grimnoir.
— Le piège qu’il nous a tendu s’est retourné contre lui… Et si le cerveau de Saito est contrôlé par l’éclaireur ? »
Wells sourit. « Ce n’est pas le cas.
— Je ne vois pas…
— Je parierais ma vie. Les actes de ce faux président sont ceux d’un homme. Il n’y a rien d’inhumain en lui. Je vois un homme qui cherche à faire ses preuves. Un homme qui croit avoir été étouffé par l’ombre d’un génie pendant trop longtemps et qui veut briller. Tout ce qu’il a dit ou fait depuis qu’il a pris le commandement de l’Imperium révèle son but ultime. Tout est là, évident comme le gros nez souvent cassé au milieu de votre figure… Dire que vous avez été détective, paraît-il… Quel détective refuse de tenir compte d’une opinion d’expert ?
— Soit. » Sullivan soupira. « Si on n’explose pas en vol, on atteindra Shanghai d’ici quelques jours. Je vais lire ça et prendre une décision avant l’atterrissage. » Il feuilleta de nouveau le rapport. « La seule chose qui m’intéresse, c’est comment tuer cette ordure.
— Je n’ai pas assez d’informations pour analyser ses capacités physiques ou magiques, mais je peux vous dire comment le manipuler. Mes recommandations se trouvent dans le résumé en dernière page. »
Sullivan le parcourut et comprit enfin comment Wells avait réussi à se tailler une position d’autorité parmi les tueurs endurcis qui peuplaient Rockville. Il devait lire en eux comme dans un livre. Jake siffla entre ses dents. « Rappelez-moi de ne jamais jouer aux cartes avec vous. Vous voulez qu’on monte une arnaque pour piéger l’homme le plus dangereux du monde ? »
Disposer d’un ex-taulard titulaire d’une thèse de doctorat avait ses avantages.
« Non. L’escroc c’est lui, et son pigeon c’est l’Imperium tout entier. Il nous a préparé le terrain. On se contente de retourner son piège contre lui.
— Vous êtes un salopard manipulateur et tordu, vous savez, doc.
— Le compliment me va droit au cœur. »
L’analyse de Wells était beaucoup plus approfondie que Sullivan ne l’avait d’abord cru. L’aliéniste prenait soin de préciser qu’il extrapolait à partir de données insuffisantes – les rapports des espions du Grimnoir et le témoignage d’un ex-garde de fer à moitié fou que Wells regardait comme deux sujets distincts coincés dans le même corps –, mais ce qu’il écrivait tenait debout.
La Voyageuse tâchait de forcer un blocus tout en survivant à une tempête magique. Sullivan ne servait à rien, ce qu’il supportait mal : il s’était calé dans sa couchette pour lire le compte rendu de Wells. Les lumières étant coupées – Bob le Pirate voulait économiser l’électricité et l’hydrogène –, il se contentait d’une lampe électrique secondée par la lueur des éclairs.
Il eut vite appris tout le dossier par cœur, mais il y réfléchit longuement et relut plusieurs fois chaque passage. D’ordinaire, pour réfléchir, il préférait se lancer dans un travail qui exigeait un effort physique – souvenir de l’époque où il cassait des cailloux au pénitencier –, mais, à bord d’un dirigeable, ce n’était pas évident.
Il avait été détective privé. La plupart du temps, ça lui rapportait juste de quoi payer son loyer, mais il était doué. Il aimait les énigmes et, une fois qu’on avait trouvé les pièces centrales d’un puzzle et compris comment elles s’emboîtaient, le reste se mettait en place tout seul. Les gens étaient des puzzles immenses mais guère différents. En lisant et relisant le profil de Dosan Saito, Sullivan retrouva cette vieille impression. Ça s’emboîtait bien.
L’éclaireur avait dû atterrir peu après la mort du président. Pas de chance : c’était en Asie, et il avait trouvé Saito. Pourquoi encore la Chine ? Malchance ou bien… ? Tous ces à-côtés restaient plongés dans le mystère, mais Saito était compréhensible. C’était un homme qui désirait le pouvoir et croyait le détenir.
Si Wells avait raison, Saito restait humain, même s’il subissait l’influence d’un extraterrestre, et il prendrait des décisions prévisibles par des humains. Il était le produit d’une culture étrangère que peu d’Américains comprenaient, mais il n’était qu’un homme, donc accessible. La question était ensuite de décider que faire de lui une fois qu’on l’aurait attrapé.
Sullivan, alors, pensa à la feuille dissimulée sous sa couchette, celle qui portait le terrible sortilège… Zangara et Corbeau en avaient tiré une puissance immense, mais à quel prix ? Peut-être. Seulement si c’était la seule solution.
« Monsieur Sullivan ? »
Il braqua sa lampe de poche vers l’écoutille. Buckminster Fuller dut se couvrir les yeux. Jake, perdu dans ses pensées, n’avait pas entendu l’engrenage arriver. Obsédé par le faux président, il n’avait même pas remarqué que la tempête s’était apaisée. Combien de temps avait-il passé à réfléchir ? La Voyageuse avançait aussi silencieusement que ses turboréacteurs le lui permettaient. Dans la coursive, les veilleuses d’urgences étaient allumées, et Sullivan éteignit sa lampe. S’extraire de la couchette lui aurait demandé trop d’efforts ; il se contenta de poser les papiers sur sa poitrine. « Salut, Fuller.