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C’était animé, plus animé que toutes les villes que Sullivan connaissait, rempli de gens qui couraient en tous sens. Il y avait moins de voitures que dans la partie occidentale, mais celles qu’il voyait chassaient les piétons à coups de klaxon et de rugissements de moteur. Les immeubles étaient moins hauts mais grouillaient de bruit et d’activité, sauf bien sûr les coquilles noircies bombardées par les Japonais. Chaque pouce de trottoir était occupé par des vendeurs à la sauvette que les piétons devaient contourner, ce qui incitait les voitures à klaxonner de plus belle. Les étals évoquaient des ruches, les marchands lui criaient des invitations en chinois, lui collaient sous le nez des bijoux, des jouets, des bizarreries orientales – de la camelote pour eux, un joli souvenir pour les touristes. À en croire les cris, le marchandage était apprécié.

Une fois Sullivan hors de vue des policiers, Heinrich apparut près de lui, méconnaissable : il était vêtu en autochtone, il marchait comme un autochtone et portait un grand chapeau qui dissimulait ses cheveux blonds et presque tout son visage. « Très bien, mon ami. Ne t’arrête pas. »

Sullivan consulta sa montre et murmura, comme s’il se parlait à lui-même : « Ça doit être pratique de traverser les barrières pour éviter les contrôles.

— Oui. Et de ne pas être un géant. Dans ce pays, je suis grand. Toi, tu es un monstre de foire. La police secrète japonaise te fait suivre, ça ne te surprendra pas.

— Génial. » Sullivan ne se retourna pas. Il n’aurait sans doute pas réussi à repérer les types, de toute façon. D’ordinaire, il s’apercevait vite qu’on le pistait, mais c’était en terrain familier. Shanghai n’avait rien de familier. « Pile à l’heure.

— Prends à droite après la baraque à nouilles. »

Comme s’il pouvait lire l’enseigne. « Précise. »

Un soupir s’échappa du chapeau de paille. « La baraque vert et jaune, juste en face, avec des nouilles partout. » Et Heinrich s’éloigna ; en quelques secondes, il avait disparu dans la foule.

Sullivan était un peu jaloux, il devait le reconnaître. Avoir un physique qui attirait tous les regards, ça agaçait, mais, avec le temps, il s’était adapté. En Asie, c’était infiniment pire. En Amérique, il était très grand. En Chine, il devenait géant.

Cela dit, ça avait aussi ses bons côtés quand on voulait faire passer un message. Il tourna à droite à la baraque à nouilles entourée de clients affamés qui aspiraient leur pitance servie dans des bols. L’odeur était délicieuse. Southunder l’avait prévenu qu’il était normal, dans la région, de manger du chat et du chien, mais Sullivan, grandi dans la pauvreté, avait connu pire. La viande restait de la viande. Le chat, ça ne pouvait pas être pire que l’opossum ou l’écureuil, et c’était forcément meilleur que le rata servi à Rockville.

Shanghai était l’une des villes les plus peuplées du monde et, quand on arrivait sur place, on ne pouvait pas en douter. C’était plus petit que New York ou Detroit mais envahi de gratte-ciel, avec beaucoup d’autres en construction. Sullivan avait déjà traversé le district neuf, ultramoderne et immaculé, qui permettait à l’Imperium d’affirmer que Shanghai était une cité libre et non un territoire conquis bien commode pour les affaires et le blanchiment d’argent. La petite rue qu’il venait d’emprunter était encore plus vieille, plus abîmée, plus sordide, destinée aux prolos et non aux touristes : même sans parler la langue, il se sentait un peu chez lui. Les autochtones lui jetaient des regards méfiants mais, après tout, il arrivait que des Occidentaux s’aventurent dans ce marché.

Il passa devant une boucherie. Le patron, armé d’un fendoir, découpait un quartier de porc posé sur un billot. Derrière lui, des poulets piaulaient dans des cages. L’un d’entre eux cria avec la voix de Lance : « Il y a un tailleur au bout de cette allée. Entre dans sa boutique. Vite. »

Le boucher se tourna vers ses cages, interloqué. Les oiseaux caquetaient à qui mieux mieux, mais pas en anglais. Il se gratta la tête d’une main couverte de sang et reprit son découpage en marmonnant une phrase qui, Sullivan l’aurait parié, comportait des références à un excès de travail et aux bénéfices probables d’un petit verre de gnôle.

La cohue s’ouvrait devant lui. Il n’avait pas besoin de manipuler la gravité pour écarter des gens qui lui arrivaient au nombril. Derrière lui, au cœur du marché, s’éleva un vacarme soudain. Les chevaliers avaient dû semer le trouble afin de détourner l’attention des espions de l’Imperium. Les passants s’arrêtèrent par curiosité, mais Sullivan continua d’avancer tête baissée. Il vit du coin de l’œil des costumes accrochés dans une vitrine : ce devait être là. Une clochette tinta quand il ouvrit la porte. Un vendeur chinois, sans un mot, vint verrouiller la porte et tourna un petit écriteau, puis il saisit la manche de Sullivan pour l’attirer dans un angle d’où on ne voyait plus la rue.

Le vieux bonhomme leva la tête. Très haut. Sullivan inclina son chapeau. « Vous avez ma taille ? »

Le Chinois dégagea un revolver de sous sa tunique de soie. Un instant durant, Sullivan se demanda s’il allait le braquer sur lui ou le lui donner, mais c’était bien un cadeau. L’arme était la version bulldog d’un Webley britannique, avec crosse et canon courts.

Sullivan s’en saisit. « Plus efficace que des insultes. » Il l’ouvrit, s’assura que le barillet était plein et le glissa dans son manteau. Le marchand ajouta une poignée de balles .455, que le lourd fourra dans ses autres poches. Les pouvoirs magiques, surtout le sien, c’était bien joli au combat, mais, un renfort de plomb, ça ne se refusait pas. Il regrettait son automatique Browning enchanté, avec ses gros chargeurs qui faisaient mal, mais il n’avait pu l’emporter de peur d’être fouillé en chemin. « Merci. »

Le vieux lui indiqua l’arrière-boutique. Une porte en bois était à moitié dissimulée par un tas de chemises sur cintres. Sullivan l’entrouvrit : ça donnait sur une ruelle. Le type retira sa blouse de tailleur, la jeta sur le comptoir et sortit par une autre porte sans un signe d’adieu. La boutique ne lui appartenait sans doute même pas, et le propriétaire ne saurait jamais qu’on la lui avait empruntée.

Sullivan avança dans la ruelle sans savoir où il était censé aller. « Ruelle » était un bien grand mot ; il s’agissait plutôt d’un fossé jonché d’immondices creusé entre deux immeubles instables et délabrés. Il leva les yeux, s’attendant presque à ce qu’une brique lui tombe sur le nez. Le soleil disparaissait derrière le linge mis à sécher sur des cordes mal tendues. Le silence le stupéfiait, avec le vacarme qui régnait à quelques pas de là. Un peu plus loin il trouva Heinrich, Lance et un troisième homme qui l’attendaient près de bennes à ordures nauséabondes.

Lance, contrairement à Heinrich, ne visait pas l’incognito. Bien que petit, il était si large d’épaules et de biceps qu’il n’aurait jamais pu se fondre dans la populace, sans même parler de la barbe de bûcheron qu’il refusait de raser. Vêtu normalement, il avait dû passer en fraude, comme Sullivan. Bob le Pirate avait des relations partout, et faire entrer quarante chevaliers dans la ville, pour lui, c’était du gâteau. Lance avait l’air ailleurs ; il devait surveiller les hommes qui les filaient par les yeux d’un animal. « Ils ont perdu Jake, ils sont fous de rage. » Son regard reprit sa netteté quand il réintégra son corps. « Ils le cherchent, et je crois que l’un d’eux est parti appeler des renforts.