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— Les liquider nous simplifierait la tâche, suggéra Heinrich.

— Dans un premier temps », dit l’inconnu. C’était un jeune Chinois vêtu d’une longue tunique de soie avec trop de boutons, de celles que Sullivan tenait pour des pyjamas. « S’ils lancent l’alerte générale, la police secrète va retourner tout le district jusqu’à trouver les coupables.

— Bien sûr. L’alerte, ce sera pour plus tard. Il va falloir en attraper quelques-uns pour les interroger. » Sous l’ombre du chapeau, on ne voyait de Heinrich que son sourire. « Pardonnez-moi… Sullivan, voici Zhao, un des rares chevaliers encore basés à Shanghai. »

Le jeune homme avait un sourire chaleureux mais les yeux durs de qui avait vu des horreurs. « Je vous servirai de guide dans Shanghai. C’est une ville très dangereuse.

— Joe, c’est bien ça ?

— Zhao », corrigea-t-il. Le sommet de son crâne arrivait à peine à la poitrine de Sullivan. Soit c’était encore un adolescent, soit il était de ces types qui auraient toute leur vie l’air d’un gosse. « Je m’appelle Zhao.

— Pardon. La prononciation n’est pas mon fort.

— Mes excuses, monsieur Sullivan. Moi aussi, j’ai du mal.

— Vous vous en sortez bien.

— Dans une ville comme Shanghai, il est vital pour les chevaliers de parler plusieurs langues. Personne ne soupçonne un factotum d’écouter les conversations privées. Je parle japonais, français, et j’ai des rudiments de russe et d’allemand. »

L’immense chapeau de Heinrich s’inclina et l’estompeur, toujours méfiant, posa une question compliquée dans sa langue maternelle. Le gosse n’hésita qu’une seconde avant de lui débiter une phrase assurée. Heinrich lui répondit d’un ton satisfait.

« Mais c’est l’anglais que je maîtrise le mieux. Ma famille a hébergé un chevalier américain en mission d’espionnage. C’est auprès de lui que j’ai d’abord appris. Ensuite, j’ai réappris quand j’ai dû travailler dans la section britannique.

— Réappris ?

— Le chevalier américain venait de l’État de Louisiane du Sud.

— Il y a quarante-huit États, et je mettrais ma main à couper que la Louisiane du Sud n’existe pas, dit Lance.

— J’ai un peu vécu à La Nouvelle Orléans, intervint Sullivan. La Louisiane du Sud, c’est un état d’esprit. Tu as quel âge ?

— Bientôt seize ans. » Zhao ne paraissait pas vexé. Il avait sans doute l’habitude. « Ne vous inquiétez pas. Je connais Shanghai comme ma poche. J’y ai vécu toute ma vie. J’étais garçon de courses pour la banque anglaise ; je peux vous faire accéder à tous les quartiers de la ville. J’ai organisé ce rendez-vous selon vos instructions, et je vous fournirai toute l’assistance nécessaire pendant votre séjour. »

Sullivan n’était pas beaucoup plus âgé quand il avait trimé dans l’enfer sanglant de la bataille d’Amiens. En temps de crise, l’enfance ne durait pas. Il fallait voir ce que Faye avait accompli avant de se faire tuer… « Tu nous seras utile, j’en suis sûr.

— Je ne sais pas ce qui vous amène à Shanghai, mais j’ai entendu parler des chevaliers de Pershing et de leurs exploits. Venir à bout de Madi, le garde de fer, affronter le président à bord de son vaisseau. Madi a tué beaucoup de mes amis. C’est un honneur de faire votre connaissance. » Zhao faillit se fendre d’une courbette, remarqua Sullivan, mais il se retint pour leur tendre la main. Il n’avait pas compris le principe de la poignée de main américaine – la sienne évoquait un poisson mouillé – mais il ne manquait pas de bonne volonté. « Nous devons faire vite.

— Passe devant », suggéra Heinrich. Bonne idée, puisque personne d’autre ne savait où on allait ; mais le véritable motif de l’Allemand résidait sans doute dans sa paranoïa. Il ne voulait pas présenter le dos à un quasi-inconnu.

« Nous allons devoir traverser des immeubles abandonnés pendant l’invasion japonaise. La seule raison pour laquelle ils n’ont pas été démolis, c’est que les receleurs des gangs en ont besoin. Ne parlez plus. Dans les pièces vides, les voix résonnent longtemps. »

Zhao les entraîna un peu plus loin ; ils franchirent une porte brisée et descendirent un long escalier qui débouchait dans un tunnel. Ils passèrent sous la rue et se retrouvèrent dans la cave d’une résidence déserte, par laquelle ils remontèrent au rez-de-chaussée. Des rats galopaient dans les recoins, mais, par les fenêtres barrées de planches, on entendait le brouhaha du marché.

Des fusillades avaient laissé des trous dans les murs. Des fragments de brique jonchaient le sol ; Sullivan reconnut le résultat d’un pilonnage intensif. La Cité libre, quelques années plus tôt, s’était soulevée contre ses hôtes japonais ; l’Imperium avait écrasé les fauteurs de troubles. Les quartiers les plus endommagés avaient été vidés de leurs habitants et laissés à l’abandon. On repérait des traces de présence humaine, mais les clandestins ne voulaient pas se manifester. Les murs pouvaient trembler sur leurs fondations, pour les plus pauvres ils offraient tout de même un abri. Il était fascinant de comparer les quartiers destinés à impressionner les visiteurs et les taudis comme celui où se trouvaient les chevaliers.

Au bout d’un quart d’heure de ruelles et de galetas, ils s’arrêtèrent dans une autre cave.

« Ici, nous pouvons parler librement. » Zhao fit coulisser une bibliothèque au bois à moitié pourri. Derrière s’ouvrait une galerie de mine. « Le point de rendez-vous n’est plus très loin. »

Sullivan passa la tête dans l’ouverture. L’air était chaud et humide. Le passage n’était pas conçu pour un homme de sa carrure. Ça n’allait pas être une partie de plaisir.

« Là où il y a une ville, il y a des contrebandiers, dit Lance, qui admirait l’ouvrage.

— Et le Whampoa coule de l’autre côté de ce mur. Dou a des pompes qui tournent en permanence. Si ces tunnels étaient découverts, la bande n’aurait qu’à les inonder pour un temps. Shanghai élève le crime au rang d’art. » Une torche électrique était accrochée au-dessus de l’entrée. Zhao dut cogner sur la batterie pour qu’elle se mette en marche. « Avec un peu de chance, la Tokubetsu Koto Keisatsu se dira simplement que les Américains suspects ont disparu dans un bordel.

— Un bordel ? Voilà qui aurait fait une bien meilleure planque pour notre conspiration !

— Désolé, monsieur Talon. Tous les bordels de Shanghai qui acceptent les étrangers sont surveillés par l’Imperium. On y prend des photographies très utiles pour faire chanter les notables.

— Je plaisantais, Zhao. Cela dit, j’aimerais beaucoup qu’on prenne une photo de moi en charmante compagnie, à condition qu’on m’en donne un tirage. Je l’encadrerais. Elle irait très bien dans ma collection de trophées. Mais à propos… » Lance tapa dans le dos de Sullivan. « Comment s’est passée ton arrivée ?

— Lentement. » Southunder avait dissimulé la Voyageuse à quelques heures au sud de la ville, dans un petit village où les maraudeurs étaient bien vus, puis avait entrepris de faire passer dans Shanghai chevaliers et matériel. Sullivan, trop facilement repérable, était parti dans les derniers, et son trajet avait compris une traversée en barque au milieu de la nuit et l’escalade d’un cargo à la corde lisse. « Bon, Zhao, c’est quoi, ce toku koko machin ?