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— Une nouvelle police spéciale qui dépend de l’Imperium. Une calamité. Shanghai n’est une cité libre que de nom. Les Japonais ont conquis presque toute la Chine, mais, ici, nous sommes censés rester neutres, avec un gouvernement indépendant et des observateurs internationaux. C’est un mensonge qui permet à l’Imperium de commercer avec l’Occident. Pour la quasi-totalité des gens, Shanghai est une ville de plaisir, mais la Tokubetsu Koto Keisatsu ouvre l’œil ; elle assassine les prétendus insurgés, elle récolte de quoi faire chanter les hommes d’affaires et les naïfs. » Le ton de Zhao était résigné. « On affirme que Shanghai est libre, mais, dès que nous nous opposons à la volonté de nos maîtres, on nous écrase. Tout le monde le sait.

— Je reconnais bien là les pratiques de l’Imperium. » Pas très différentes des pratiques de Chicago, au fond.

« Ces hommes sont sans pitié. Ils laissent la bride sur le cou aux triades en échange d’informations, et, parfois, quand il le faut, se servent d’elles pour faire le sale boulot. Les gens que vous allez rencontrer soutiennent notre cause, mais ne vous fiez pas à eux. Dou-les-Grandes-Oreilles dirige la mafia de Shanghai. C’est mon cousin, et il déteste les Japonais, mais il ne nous aidera que s’il y trouve son compte.

— Ton cousin ? Vraiment ? demanda Lance.

— Oui, mais je le connais à peine. »

Sullivan était mal placé pour juger : son propre frère avait fait partie de la garde de fer.

« Dou ne pense qu’à augmenter ses bénéfices. Ici, c’est toujours pareil. Je ne sais pas ce que vous espérez obtenir par cette réunion, mes frères. »

Sullivan était plié en deux. Les murs étaient humides. De l’eau gouttait du plafond et les éclaboussait. « Okubo Tokugawa va venir à Shanghai. Nous comptons le tuer.

— Elle est bien bonne. » Zhao éclata de rire, mais pas les autres. « Attendez… » La torche se tourna vers eux. « Vous êtes sérieux ?

— Bien sûr, dit Heinrich. Et nous allons avoir besoin de tous les chevaliers de Shanghai. »

Le jeune homme eut l’air abattu. « Nous ne sommes plus très nombreux. La Tokubetsu Koto Keisatsu a fait beaucoup de mal au Grimnoir. Un espion s’est glissé parmi nous et a révélé nos identités. Presque tout le monde a été enlevé dans son lit, une nuit, pour ne jamais réapparaître. Les quelques rescapés se cachent sous de faux noms. Nous savons que Tokugawa doit venir à Shanghai, mais toutes les tentatives d’assassinats se sont conclues par des échecs, même quand nous étions très nombreux. Maintenant, il n’y a rien à espérer.

— Nous sommes accompagnés d’une bonne trentaine de chevaliers, dit Lance.

— Qui retiendront les premiers gardes de fer. Comment éliminerez-vous les quatre cents suivants ?

— Ça fait partie du plan, dit Sullivan. Nous comptons sur la présence des gardes de fer. Plus ils seront nombreux, mieux ça vaudra.

— Nous allons être massacrés ! s’exclama Zhao. Vous êtes américains, vous ne vous rendez pas…

— Écoute-moi bien, Zhao, le coupa Lance d’une voix posée. Nous ne sommes pas des touristes. Je sais que ton peuple a saigné ; crois-moi, je compatis. Nous avons l’habitude d’affronter l’Imperium, et nous avons un plan. Je te l’expliquerai dès que le danger sera écarté. On réussit, on fera trembler l’Imperium sur ses bases.

— Vous savez qu’un garde de fer est redoutable au combat, mais vous n’avez jamais vu les horreurs qu’ils commettent quand ils se lancent dans une guerre totale. Moi, si. Vous êtes sur leur territoire. Ils ne chercheront pas à rester discrets. En Amérique, ils se faufilent dans l’ombre pour vous planter un couteau dans le dos. À Shanghai, ils nous arrachent à nos foyers en plein jour et nous exécutent en public pour servir d’exemple ! » Zhao perdait son calme. « Ils massacrent leurs adversaires et s’en délectent, et le peuple comprend qu’il faut rester à genoux. Nos cadavres sont traînés dans les rues et pendus aux ponts. Les hommes, les femmes et les enfants qu’ils soupçonnent d’être nos alliés sont purgés. Les plus chanceux sont décapités, les autres expédiés dans les écoles pour servir de cobayes.

— Si je t’affirme que ce risque est acceptable, tu comprendras combien notre mission est cruciale, dit Heinrich. Et tout est préférable au sort qui nous attend si nous échouons. Nous apportons de très mauvaises nouvelles, j’en ai peur.

— Je n’en entends jamais d’autres. » Zhao se remit en marche en secouant la tête. « Repartons, ou nous serons en retard. Il ne faut pas faire attendre les criminels. Un nouvel attentat contre Okubo Tokugawa, et les quelques chevaliers restés à Shanghai seront obligés de fuir. Nous ne survivrons pas à un autre coup de filet.

— Alors il est temps de déménager. Nous ne pouvons pas renoncer.

— Déménager ? Je suis chez moi. Toute ma vie je me suis battu pour cette ville. Je continuerai, mais je veux comprendre ce que vous espérez obtenir en vous suicidant. »

Zhao, se disait Sullivan, était un jeune soldat intrépide, mais la section asiatique du Grimnoir était coupée du reste du monde. Après tout ce que ces actifs avaient souffert sous le joug impérial, il serait pratiquement impossible de les convaincre que l’ennemi constituait une menace bien plus grave. « Conduis-nous au rendez-vous, permets-moi de parler à ton chef, je lui ferai comprendre la situation. »

Les épaules de Zhao s’affaissèrent. « Shanghai est vraiment au bout du rouleau, monsieur Sullivan, vous ne vous rendez pas compte. Le chef, c’est moi. »

Sullivan n’avait pas besoin de connaître un seul mot de chinois. Les gangsters étaient les mêmes partout, et Dou-les-Grandes-Oreilles tenait Shanghai plus fermement qu’Al Capone Chicago. Ses manières, son expression, son attitude, tout faraud parce qu’il possédait quelque chose dont d’autres avaient besoin, ce qui lui donnait du pouvoir : toujours pareil. Dou était un roi, avec pour royaume les bas-fonds de Shanghai. Il dirigeait la Bande Verte, une armée criminelle de près de vingt mille hommes, et rien ne se faisait en ville sans qu’il prélève sa part.

La table du roi était le seul espace éclairé de tout le vaste entrepôt, par une puissante ampoule qui pendait du plafond. La fumée du cigare de Dou flottait dans la lumière jaune. Il était maigre, il avait la peau grasse, et bien sûr des oreilles ridicules. Il sourit : Sullivan compta trois dents en or.

Les chevaliers occupaient une extrémité de la table, le gangster et ses lieutenants l’autre. Le reste de l’entrepôt était censément désert, mais Sullivan, même sans recourir à son pouvoir, savait que des types postés le long des passerelles braquaient des fusils sur la poitrine des Occidentaux. Dou n’était pas homme à courir le moindre risque. Sullivan non plus : il puisa dans sa magie pour examiner son environnement, réduisant chaque objet à ses composants fondamentaux, masse, densité, forces…

Vingt types, tous armés de longs objets d’acier et de bois, dont six dirigés droit vers les chevaliers, appuyés contre la rambarde des passerelles. L’un des objets était plus lourd, sans doute une mitrailleuse. Même les deux jolies filles qui remplissaient les verres et servaient des amuse-bouche chinois cachaient de menus pistolets sous leurs robes légères. Sullivan ne but pas une goutte et ne croqua pas dans les petits pains. Le poison n’affectait pas la gravité. La petite armée de gardes du corps était trop loin pour entendre la conversation. Tant mieux : l’ordre du jour relevait de la haute trahison, même aux yeux d’un malfrat.

Le pauvre Zhao servait d’interprète : lourde responsabilité. Il était jeune, certes, mais n’avait sans doute jamais connu d’enfance. Sullivan le comprenait enfin. Il avait écouté le plan des Américains, obtenu tous les détails pertinents et avait pris une décision sans hésiter. Il avait choisi sa direction et s’était mis en marche. S’il ne mourait pas avant d’avoir acquis de l’expérience, il accomplirait de grandes choses. Bien sûr, vu ce que le Grimnoir mijotait, ses chances de rester en vie étaient minimes. Ou nulles.