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Le chef du Grimnoir de Shanghai n’avait apparemment dit à Dou-les-Grandes-Oreilles que le nécessaire, et non le plan dans son ensemble. Il suffisait que les gangsters tiennent leur partie. « Ce que vous demandez est très dangereux, je le crains. » Zhao fronçait les sourcils pendant que le second de Dou crachait une litanie de récriminations. « Dangereux et très cher. »

Lance regarda Heinrich en hochant la tête. L’estompeur glissa une main dans sa manche et, le temps de défaire un nœud, en tira un long sac de toile fixé à son avant-bras. Il le posa sur la table. Le « troisième » s’en empara et l’ouvrit : il contenait des Grover Cleveland. Le troisième les compta puis glissa quelques mots à son chef. Zhao traduisit. « Les nouveaux certificats sur l’or américains. Ils valent mille dollars pièce.

— Oui, le président Roosevelt confisque tout notre or et le remplace par du papier, expliqua Lance. Mais ça revient au même. »

Dou, avec un petit rire, souffla une remarque à son troisième. Zhao avait l’air perplexe. « Il dit que prendre de l’argent et vous donner du papier qui n’a que la valeur que le gouvernement daigne lui accorder… Votre gouvernement et le nôtre se ressemblent, finalement.

— Ils veulent la même chose, ronchonna Lance. Contrôler les gens. »

Le troisième acheva de compter. Il semblait satisfait. Le papier, ça se dépensait très bien, et ça serait plus facile à disperser dans les salles de jeux, les bordels, les fumeries d’opium et les pistes de course que des sacs pleins d’or. Il tendit le sac à l’une des serveuses, qui le prit et disparut dans les ténèbres. Ça ne changeait rien à la fortune de Francis mais, par principe, si Dou les trahissait, Heinrich traverserait les parois de son coffre pour tout récupérer.

Durant cet échange, Sullivan sentit des picotements derrière sa tempe. Dou, avec toute son influence, comptait forcément un liseur parmi ses hommes. Il se montrait subtil, mais pas assez. Les chevaliers avaient prévu cela, et Sullivan se concentrait sur des pensées attendues afin de corroborer leur histoire. Oui, si le liseur poussait de toutes ses forces, il découvrirait le reste, mais ce serait révéler ses cartes. Et les gangsters ne révélaient jamais leurs cartes quand de grosses sommes étaient en jeu.

Le second prit la parole. « Beaucoup de remerciements creux pour l’argent. » Zhao savait que les Américains manquaient de patience. Il passa directement à la partie intéressante. « Mais… voilà, la distraction que vous demandez déclenchera des troubles en ville. Les troubles, c’est mauvais pour les affaires et ça coûte cher à l’organisation de monsieur Dou.

— La moitié d’avance. L’autre moitié le 17, une fois que la diversion sera lancée. » Sullivan attendit que Zhao ait traduit. « Si la diversion avorte, on se barre et vous ne touchez plus rien. »

Le second devait être chargé des précisions techniques. « Et si les troubles font tache d’huile, ce sera le chaos. Que se passe-t-il si les rebelles y voient une occasion de s’en prendre à l’occupant ? Shanghai pourrait sombrer dans le chaos pendant plusieurs jours. Des jours où personne ne pariera sur les chevaux ! Si ça tourne aussi mal qu’en 1931, la marine japonaise pourrait même bombarder la ville. Et, si les journaux occidentaux en parlent, les touristes ne viendront plus chercher les putes et l’opium. »

Les gangsters étaient tous les mêmes. Dou n’aurait jamais accepté de rencontrer le Grimnoir s’il n’avait pas moyen de tirer profit de leur requête. « Et, si ça tourne vraiment mal, un homme aussi intelligent que monsieur Dou n’aura pas de mal à établir une liste d’initiatives à mettre en œuvre pendant que la police et l’armée sont occupées, je n’en doute pas, dit Lance. D’ailleurs, je suis même sûr que ses rivaux connaîtront de regrettables accidents pendant les émeutes. Et tout sera de la faute des extrémistes actifs. »

Dou se lança dans une tirade passionnée, à laquelle Zhao répondit brièvement sans prendre la peine de traduire. Lance l’interrogea du regard. « Il dit que sa mère insiste pour qu’il me procure un vrai travail, maintenant que je suis orphelin, soupira le jeune homme. J’ai refusé poliment. »

Ça n’avait pas paru très poli. « Dis-lui que, nous aussi, nous respectons beaucoup les liens familiaux. Quand l’opération sera lancée, je ferai en sorte que tu puisses quitter la ville et que tu trouves un bon boulot en Amérique. Toi et tous ceux qui sont chers à ton cousin. Dis-lui aussi que le président a tué toute ma famille : je sais comment l’Imperium se venge de ceux qui lui déplaisent. Je vous exfiltrerai. C’est le moins que je puisse faire. »

L’idée ne plut pas à Zhao, mais Sullivan eut l’impression qu’il traduisait fidèlement.

Dou eut un sourire mauvais. Décidément, ses oreilles étaient beaucoup trop grandes pour sa figure étroite. Sullivan lui trouvait une tête de chauve-souris. « Il dit qu’il ne porte pas le président dans son cœur – que son ignominie aille pourrir en enfer – et vous souhaite tous les succès dans votre entreprise. Tokugawa n’est pas bon pour les affaires, et Dou est fatigué de voir les Japonais jouer les petits chefs et kidnapper les plus jolies filles pour servir leurs plaisirs. Bien sûr, le ton qu’il emploie suggère qu’il s’attend à vous voir échouer et mourir d’une mort atroce. Il dit qu’il a déjà, par le passé, aidé le Grimnoir, et la relation a toujours été saine. De tous ses associés, les chevaliers, au moins, savent garder un secret. »

Chapitre 13

Le film le plus dur ? J’adore faire des films mais je n’aime pas en parler. Le film le plus dur que j’aie fait, c’est La Patrouille des glaces. Tout le monde connaissait le capitaine John Iceberg, à la radio, et c’était le premier gros budget de John Wayne. Deux millions de dollars engagés, mais on sait bien que les frigos sont des costauds. Beaucoup d’engelures pendant le tournage. Maintenant, les actifs sont très controversés. La Ligue a manifesté devant le studio, mais le public a plébiscité John Wayne qui congelait des Apaches. Ça m’a valu un tas de récompenses, mais ça compte pas, ça. Ce qui compte, c’est de payer les factures.

John Ford, interview radiophonique, 1933.

Cité libre de Shanghai

Yao Xiang, à sa table habituelle sur la terrasse de son restaurant préféré, sirotait un thé. Il passait une après-midi fort agréable à regarder les passants quand un spectre terrifiant, surgi de son lointain passé et de ses récents cauchemars, déboula pour foutre sa vie en l’air. Encore une fois.

« Bonjour, dit le garde de fer d’un air détaché. Vous permettez que je m’asseye ? » Ce n’était pas une question. Soudain, Xiang avait la gorge trop sèche pour répondre. L’autre s’installa face à lui.

Les deux hommes se dévisagèrent un moment. Xiang essayait de dissimuler sa terreur. Le garde de fer, lui, restait parfaitement impassible. Xiang posa sa tasse. Ses mains tremblaient si fort que la porcelaine cliqueta contre la table avant qu’il réussisse à desserrer les doigts. Le garde de fer était jeune, à peu près de l’âge qu’auraient eu les fils de Xiang s’ils avaient survécu à l’invasion, mais cette jeunesse relative ne changeait rien. Les gardes de fer n’existaient que pour tuer et conquérir, et Xiang connaissait de première main la violence dont cet homme était capable.

« Ça fait longtemps, Xiang.