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Bien fait pour eux, se dit Sullivan. Une méchanceté gratuite, puisqu’il allait mourir. Mais la noyade valait mieux que les rats.

Heinrich n’avait pas lâché le bras de Lance. Il se tourna vers Sullivan. « Retiens ton souffle et ne bouge pas. Je reviens te chercher. » L’estompeur vira au gris. Presque aussitôt, Lance aussi, et les deux hommes s’enfoncèrent dans la roche.

Sullivan chercha autour de lui. Il n’y avait rien à quoi s’accrocher. Le grondement se faisait plus sonore, comme un train qui approchait. Il usa de sa magie pour voir le monde tel qu’il était réellement, des fragments de matière connectés par des forces constantes. Il sentit l’énergie immense qui fonçait sur eux et fit le calcul d’instinct. Son pouvoir lui permettrait de s’ancrer sur place, et il n’aurait qu’à retenir sa respiration jusqu’au retour de Heinrich.

Puis il se tourna vers Zhao, qui ouvrait des yeux terrifiés. Putain… Chaque fois que Sullivan avait infligé à quelqu’un une augmentation significative de la gravité, ç’avait débouché sur la mort ou des blessures graves. Lui avait l’entraînement nécessaire : il était pousseur de gravité. Les autres, en comparaison, étaient fragiles. Zhao serait emporté par les flots et mourrait noyé ou assommé ; si Sullivan le retenait, à la plus petite erreur il ferait exploser les organes du môme. Un déferlement solide, il aurait pu le ralentir, mais, les fluides, c’était différent. L’eau coulerait de toute façon et emporterait le môme. Les fluides, c’était compliqué.

« Viens derrière moi ! » cria Zhao.

D’ordinaire, c’était Sullivan qui disait cela en cas de danger. Il n’avait pas l’habitude que les rôles soient inversés. Zhao le bouscula pour courir vers la muraille d’eau, lâcha la lampe torche et, tendant les mains, paumes en avant, fixa les ténèbres tout en marmonnant des bribes de chinois – une prière ou des jurons furieux, impossible de trancher.

La montée d’énergie magique fut perceptible avant même que la température ne chute. Sullivan, qui avait plaqué la main contre le mur humide, la retira dans un sursaut : la pierre gelait si vite qu’il s’était brûlé, et il s’arracha même un lambeau de peau. Des cristaux de glace se formèrent, se multiplièrent, et en quelques secondes le tunnel fut tapissé d’une blancheur étincelante. Le rayon de la torche rebondissait follement sur la glace. Le froid heurta Sullivan comme un marteau, et son souffle se figea en un nuage blanc.

Zhao lui cria quelque chose, mais ses oreilles étaient engourdies – ou bien la masse d’air projetée vers eux par l’eau emportait tous les sons. Soudain, il fit encore plus froid. La tempête au pôle Nord avait été une promenade estivale. Sullivan crut que son épiderme prenait feu. Ses yeux refusaient de tourner dans leurs orbites. Il avait peur que ses dents ne se brisent. Le pire, c’était qu’il se trouvait dans la partie chaude du tunnel. Il ne subissait qu’une sorte de recul thermique. La véritable magie de Zhao était braquée dans la direction opposée. Le Chinois consommait une telle énergie qu’il risquait d’en mourir. Le froid atteignit les piles de leur lampe, et le tunnel fut plongé dans le noir.

Les pousseurs, quand ils employaient leur pouvoir, voyaient la gravité, car tout, au fond, n’était que matière et forces. L’univers se composait de petits morceaux, visibles ou non, qui bougeaient les uns contre les autres et créaient de l’énergie. Sullivan, après tant d’années passées à étudier la magie, n’avait jamais vu le monde privé de cette énergie ; là, il découvrit que Zhao avait aspiré toute la chaleur alentour. Sullivan n’avait jamais vu la matière devenir immobile.

L’eau était sur eux.

Elle déboulait en rugissant, prête à les aplatir, mais les molécules furieuses se heurtèrent au froid impénétrable, et leur énergie se vida dans l’absence d’énergie. Les premiers centimètres gelèrent, les suivants devinrent une soupe glaciale, mais, derrière, des millions de litres réclamaient leur mort. Zhao résistait de toutes ses forces. La couche de glace s’épaissit, devint un mur aussi dense qu’un glacier préhistorique mais continua de progresser. Le gosse, sur le point de claquer sous l’effort, s’acharnait. La glace s’épaississait, durcissait, craquait, explosait et se reformait. De plus en plus lente, mais elle avançait.

Ils ne se noieraient pas, donc ; ils seraient écrasés par un glaçon géant.

Zhao, à court de pouvoir, s’effondra. Les molécules purent se remettre en mouvement, et la température remonta aussitôt. Sullivan voulut soulever un pied : ses bottes étaient collées au sol. Il tira pour se libérer. Le froid l’empêchait de réfléchir, mais la glace c’était solide. Et, ça, il savait le traiter.

Il enjamba maladroitement le gosse à terre, concentra tout son pouvoir, augmenta sa densité, baissa une épaule et s’enchaîna au centre de la Terre. La glace avançait à la vitesse d’un camion sur une grand-route et le heurta avec la même puissance.

Sullivan trembla, en partie sous l’impact et en partie à cause du froid stupéfiant. La glace se fracassait autour de lui et, malgré sa masse qu’amplifiait la magie, le forçait à reculer ; ses pieds réduisaient la pierre en gravier. Le froid lui dévorait les chairs. L’humidité de sa peau gelait et lui déchirait les cellules. Les sorts de guérison gravés dans sa poitrine brûlaient comme des soleils pour réparer les dommages subis. Il puisa dans sa magie comme jamais auparavant pour accroître encore sa densité, jusqu’à ce que le froid ralentisse ses assauts, sans pour autant abandonner.

Dans l’ombre, derrière lui, un mouvement. Heinrich était revenu. Prends le petit ! voulut crier Sullivan, mais ses cordes vocales refusaient de vibrer sous une telle gravité. Heinrich empoigna Zhao et disparut.

La glace craquait. Il était le bouchon d’une bouteille de gaz. Les bords commencèrent à céder. La friction diminua. Des jets d’eau jaillirent. La glace se fendit un peu plus. Il reçut de l’eau sous pression en pleine face. Le tunnel se remplissait, l’iceberg se rompait. La force irrésistible l’emportait sur la masse inébranlable. La glace craqua puis explosa.

L’eau se précipitait autour de lui. Le courant aurait emporté un homme normal, mais Sullivan attendit sans bouger. Au moins les flots étaient-ils chauds comparés à la glace de Zhao, mais, après ce froid infernal, tout était chaud. La pression faiblit, permettant à Sullivan de moins puiser dans son pouvoir. Il sentait la réserve dans sa poitrine : l’air lui manquerait avant la magie.

C’est pour aujourd’hui, Heinrich ?

La douleur palpitait dans ses poumons. Depuis combien de temps attendait-il ? Il avait grand besoin de respirer. Il pouvait se faire très dense, mais le sang et l’air devaient quand même irriguer le cerveau. Sinon, il s’évanouissait, comme tout le monde.

Allez, l’estompeur.

Une main s’abattit sur son épaule. Sullivan coupa sa magie. Heinrich l’emporta.

Le monde étant déjà noir, Sullivan ne vit pas que tout virait au gris, mais il sentit que Heinrich lui faisait traverser la paroi du tunnel. Malgré la douleur et le danger, son esprit analytique prit le temps d’admirer l’exercice. Il avait élargi son lien avec la gravité pour inclure les zones voisines, la force et la densité, mais jusqu’ici le processus inverse, se rendre assez impalpable pour traverser la matière, restait hors de sa portée. Peut-être l’estompage ne correspondait-il pas à son tempérament. Jake Sullivan était un homme entier.

Ils s’enfonçaient dans la terre. La sensation était très étrange. Heinrich connaissait son boulot, même si le trajet paraissait trop long pour une si courte distance. Enfin, ils débouchèrent dans le fleuve. Sullivan se sentit reprendre consistance. Aussitôt, les courants firent valoir leurs droits, et il coula comme une pierre.