À bout de souffle, il se mit à nager vers la lumière.
Yao Xiang griffonnait furieusement depuis une heure. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas mené une interview, et sa main commençait à avoir des crampes. Depuis que les bourreaux de l’Imperium lui avaient cassé tous les doigts, il avait de l’arthrite ; mais il ne pouvait pas s’interrompre, car ce que Toru racontait menait au plus grand scoop du monde si ce n’était pas de la folie pure.
« J’ai fini, Xiang. Imprimez cela intégralement. » Toru reposa doucement sa tasse. « Il faut que l’Imperium apprenne la vérité.
— Mais les censeurs…
— Ils nieront. C’est inévitable. Mais l’important est que mes paroles soient rapportées. Les services de l’Imperium vont les analyser. En peu de temps, l’exactitude de mon récit sera démontrée, et les responsables auront de quoi démêler les mensonges de la vérité. Sinon, d’ici une semaine les censeurs auront bien d’autres chats à fouetter que votre feuille de chou, et vous imprimerez mes déclarations à l’intention des masses.
— Je ne désobéirais pour rien au monde aux ordres des censeurs.
— Ne vous fatiguez pas à me mentir. Nous savons tous les deux qu’on imprime en ville des volumes entiers de propagande clandestine. Naguère, j’estimais que les citoyens impériaux ne devaient pas lire de textes subversifs, mais à présent j’en comprends l’intérêt. »
Xiang en resta bouche bée. Était-ce une ruse tordue pour mettre sa loyauté à l’épreuve ? Mais ça ne collait pas, le garde de fer était extrêmement direct. Sauf s’il voulait s’amuser, après quoi Xiang serait décapité et accroché à une clôture en guise de décoration. « Vous vous révolteriez contre l’Imperium ? »
Toru contemplait toujours la rue, comme pour se souvenir de chaque passant et de chaque véhicule. « Quand un navire perd le cap, il faut le rectifier, sans quoi il s’écrase contre les récifs.
— Votre histoire pourrait provoquer un soulèvement.
— Eh bien, soit. »
Xiang, qui n’en croyait pas ses oreilles, perdit toute notion de prudence. « Des cœurs si durs, capables d’une cruauté sans nom… Je n’aurais jamais cru qu’un garde de fer trahisse sa… »
Toru abattit sa main sur la table. Le bois se fendit, les tasses se renversèrent. « Je ne suis pas un traître ! »
Xiang rentra la tête dans les épaules. Tous les clients du café, interdits, se tournèrent vers eux. La propriétaire s’empressa d’essuyer le thé en s’excusant alors qu’elle n’y était pour rien ; personne à Shanghai ne voulait encourir le déplaisir d’un Japonais, même sans rien savoir d’autre de lui que sa nationalité. Le risque était trop grand.
Toru baissa le ton. « Comprends une chose. Je crois toujours à la mission de l’Imperium. Je crois à l’enseignement de mon père. La Mandchourie. Nankin. Le Mandchoukouo. La Thaïlande. L’Indonésie. Si c’était à refaire, je n’hésiterais pas. Toutes les batailles. Absolument toutes. J’obéirais aux ordres parce que je suis un guerrier. C’est une question d’honneur. »
Les fils de Xiang avaient été tués par des hommes comme Toru. Lui-même avait subi la torture pour s’être élevé contre l’occupant. On l’avait battu et humilié pendant si longtemps… Il fut surpris de s’entendre parler dans un flot de rage : « Il ne s’agit pas de la bataille, mais de l’horreur qui l’accompagne. Les troupes impériales sont cruelles. Elles ne se contentent pas de tuer les soldats. Elles incendient, elles violent. Par pure mauvaiseté, elles laissent des villages mourir de faim alors que des réserves moisissent sans qu’on y puise. Elles exécutent des innocents, pour le plaisir. Je l’ai vu de mes yeux. Elles s’entraînaient à la baïonnette sur des prisonniers sans défense ! Elles tuent des enfants. Des enfants ! » Il avait dépassé les bornes. Tout le monde les dévisageait. L’éclat de Xiang était incroyable. En privé, tout Shanghai murmurait la même chose, mais personne n’aurait osé le dire à un représentant de l’ennemi capable de déchaîner sa vengeance sur toute la population. Xiang refusa de baisser les yeux en attendant la mort. « N’essayez pas de justifier vos actes en invoquant votre honneur. Le mal n’a pas d’honneur. »
Le masque de Toru était tombé. Sur ses traits se dessinait de la colère et, peut-être, un autre sentiment… De la honte ? Ce fut le garde de fer qui détourna le regard le premier. « Asseyez-vous, Xiang. »
Il se rendit compte qu’il était debout et se rassit lentement. Toru, de nouveau, observait la rue. Peu à peu, les autres clients reprirent leurs conversations.
Peut-être vais-je mourir, mais je mourrai honnête. Xiang acceptait son sort. « Vous y étiez. Vous savez que je dis la vérité. Vous avez cautionné…
— Au début, oui, parce que je ne comprenais pas. Je pratiquais un sport avec les autres soldats. Je ne suis pas fier de mes actes, mais je ne nierai pas les avoir commis. » Toru regarda ses mains. « C’est facile, quand on est fort, de regarder ses adversaires comme des sous-hommes… ou des animaux. Si ce sont des animaux, on est libre de les traiter à sa guise. De les utiliser pour son plaisir, de les jeter quand ils sont abîmés et qu’on en a fini.
— Ignoble.
— Peut-être. Certains parmi nous trouvaient ça normal. C’est l’attitude habituelle des vainqueurs. Et pourtant… ça me hante. » La voix de Toru devenait un murmure, à peine audible dans le bruit de la circulation et de la foule. « J’ai fini par comprendre que cette cruauté n’avait rien à voir avec les enseignements du président. Lui, c’était un guerrier, impitoyable envers ses ennemis mais dépourvu d’animosité envers ses anciens adversaires. Son but était de nous rendre meilleurs afin que nous puissions créer un monde meilleur, ligués contre notre véritable ennemi. Mais peu de ses disciples ont compris cet aspect-là de sa vision. Quand une philosophie repose sur le droit des forts à se servir sur le dos des faibles, bientôt les faibles n’ont plus aucune valeur. »
Xiang n’en revenait pas. Un garde de fer capable de regrets ? « Vous parlez de lui comme s’il était miséricordieux. Mais le président a entériné ces horreurs. »
Pour la première fois, Toru perdit son attitude de garde de fer terrifiant. Il n’était plus qu’un jeune homme fatigué. « Penser cela serait admettre que le président n’était pas parfait. Or je ne peux l’envisager. Il était parfait. C’est nous qui sommes faillibles. J’étais un guerrier obéissant. À cause de ma force et de ma vitesse, j’étais le favori dans les jeux, et mes supérieurs me choisissaient souvent pour représenter mon ordre face à d’autres unités.
— Des jeux ? Vous voulez dire des massacres.
— Pour nous, ce n’étaient que des compétitions, des démonstrations de force où les officiers faisaient étalage de nos prouesses à l’épée ou à la massue. » Toru regardait dans le vide. « Je ne perdais jamais. C’était facile, contre des gens qui n’étaient pas des gens. J’avais l’impression de couper du bois, un simple effort physique. Et puis, un jour, j’ai refusé d’obéir aux ordres. J’ai interdit à mes subordonnés d’y obéir. Il s’en est suivi une… controverse.
— Pourquoi avez-vous arrêté ? » Xiang était sincèrement intrigué. Terrifié mais intrigué.
« Ils sont devenus réels. » Toru se tut longtemps. Il contemplait ses mains, serra les poings puis les cacha sous la table. « Je ne désire pas en parler davantage. Après cet incident, je suis tombé en disgrâce. On m’a envoyé en Amérique, le plus loin possible du front. Depuis ma naissance, on m’avait entraîné à combattre et à obéir. Être banni de la guerre constituait un déshonneur extrême, mais je comprends aujourd’hui que c’était écrit… Je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça, vieillard.