— Vous êtes un meurtrier qui essaie de se racheter une conscience. Si votre histoire est vraie, vous savez aussi bien que moi que vous ne vivrez plus très longtemps. Vous ne pouvez pas espérer survivre après avoir ainsi provoqué l’Imperium. J’ai déjà interviewé des meurtriers quelques heures avant leur exécution, et vous me les rappelez. Je parle à un homme qui se sait condamné à l’échafaud. Vous cherchez l’impossible, garde de fer. Je ne vous pardonnerai jamais. Nous ne vous pardonnerons jamais. »
Toru se frotta la figure à deux mains. Quand il se redressa, son masque était de retour. Il se leva en ajustant sa veste. « Je ne vous demande pas de me pardonner. Je vous demande de dire la vérité. » Il se mit en marche.
« C’est parce que je disais la vérité que vous avez tué mes fils ! »
Toru parut trébucher. Il se retourna. « Si je pouvais changer le passé de l’Imperium, je le ferais.
— Menteur. »
Un sourire triste. « Soyez témoin de ma détermination. » Et le garde de fer traversa la terrasse jusqu’à la rue grouillante.
Xiang resta assis, tremblant, le temps que la rage et la peur le quittent. Maintenant que le monstre était parti, les nœuds dans son ventre se défaisaient lentement. Il consulta son calepin peuplé d’extraterrestres affamés, de fantômes, de conspirations abracadabrantes. Le garde de fer était devenu fou. Les horreurs de la guerre lui avaient détruit la cervelle. Soyez témoin de ma détermination. Que voulait-il dire par là ? Soudain, Xiang se rappela la raison qui avait conduit Toru jusqu’à ce coin de rue.
Des hommes entraient et sortaient du bâtiment banal censé abriter des agents de la Tokubetsu Koto Keisatsu ; c’était l’heure du déjeuner. Il aperçut Toru qui traversait la chaussée entre des voitures trop rapides. L’une klaxonna sans qu’il réagisse. Il s’approcha de trois hommes qui venaient de descendre les marches. Il se faisait discret, chapeau bien enfoncé pour dissimuler ses traits. Il se frayait un chemin entre les passants. Que prépare-t-il ? Il voulait délivrer un message, affirmait-il, mais il ne héla pas les trois hommes, et ceux-ci ne le virent pas venir.
Toru saisit le premier par le col de son manteau, le souleva de terre et le jeta sur la chaussée, sous les roues d’un camion lancé à toute allure. Le type heurta la calandre avec une telle violence que des morceaux de métal volèrent. Le camion pila dans un crissement de pneus, mais il allait trop vite et cacha un instant Toru aux yeux de Xiang. Quand il s’arrêta un peu plus loin, une mare de sang derrière lui, Toru arrachait la tête du dernier homme ; le deuxième n’était déjà plus qu’un cadavre. Le garde de fer lâcha la tête, grimpa les quelques marches, ouvrit à la volée la double porte de bois massif et disparut dans le hall d’entrée.
La rue était en émoi. Les gens criaient mais tout s’était passé très vite, et personne à part Xiang n’avait bien vu. Deux secondes plus tard, on entendit un coup de feu. Encore cinq secondes et une vitre au premier étage explosa dans une gerbe de flammes et de verre brisé. Les témoins comprirent le danger ; Shanghai avait l’habitude des violences urbaines, et ils se mirent à l’abri avec une nonchalance qui aurait surpris un étranger.
D’autres coups de feu retentirent, et Xiang aurait juré entendre des hurlements, ce qui était impossible dans le vacarme ambiant. Au quatrième et dernier étage, une autre vitre se brisa quand un homme passa au travers, agitant bras et jambes jusqu’à ce qu’il éclate comme une pastèque sur le trottoir. Des papiers suivaient sa trajectoire en un vol de colombes paresseuses.
Toru avait abattu tous les employés présents dans le bâtiment, Xiang en était certain, et cela en moins d’une minute. Le feu qui avait pris au premier étage engloutissait peu à peu toute la façade. Toru sortit d’un pas nonchalant et descendit les marches en essuyant ses mains couvertes de sang sur une chemise qu’il jeta dans les buissons. Xiang échangea un regard avec le redoutable garde de fer, qui s’enfonça dans la cohue.
Soyez témoin de ma détermination.
Chapitre 14
Vous avez des ennemis ? Bien. Cela veut dire qu’une fois au moins dans votre vie vous avez défendu vos convictions.
Cité libre de Shanghai
« Bonjour, monsieur Sullivan. » Pour une si petite femme, elle avait une voix très forte, surtout quand on se tapait une migraine carabinée. « Je vous ai apporté votre petit-déjeuner. »
Sullivan entrouvrit les yeux en grognant. La lumière qui filtrait entre les planches de la fenêtre lui apprit que l’aube venait de poindre. « Vous êtes beaucoup trop enjouée le matin. » Mais son nez l’informa qu’elle lui avait servi du café. Tout fut pardonné. « Bonjour à vous, Lady Origami. »
Il avait beau trouver désagréable de se réveiller dans un immeuble à moitié en ruine, c’était mieux que ne pas se réveiller du tout. Sa rencontre avec le zéro absolu lui avait mis la peau à vif, mais les sortilèges de guérison qu’il s’était infligés avaient soigné les gelures. Ceux qu’il portait sur le torse continuaient à puiser dans son pouvoir pour diffuser une chaleur intense ; s’apercevant qu’il était nu, il tira sur lui la fine couverture. On n’avait pas beaucoup d’intimité dans le gourbi qui servait de planque aux chevaliers de Shanghai, mais Lady Origami était une dame. « Où sont mes habits ?
— Vous avez nagé dans le fleuve. Je les ai mis à sécher, monsieur Sullivan. »
Jake ne se souvenait pas de ce qui s’était passé après que Heinrich, Lance, Zhao et lui avaient regagné la baraque dans un brouillard d’épuisement. Le froid magique de Zhao, semblait-il, lui avait gelé la cervelle. « Merci.
— Ne vous en faites pas. Vous êtes couvert. Je travaille avec les pirates depuis des années. Un vaisseau pirate est très petit. Difficile de trouver l’intimité. Mais aucun pirate n’est aussi impressionnant que vous.
— Pardon ? »
Elle détourna les yeux, gênée. « Les muscles, je veux dire. Très gros muscles. Comme dans les magazines. Je… » Elle rougissait. « Je veux dire la dernière page, celle du garçon maigre ; des méchants lui jettent du sable dans la figure, et il va chercher des livres pour apprendre à soulever des objets lourds. Vous ressemblez au dernier dessin, celui avec les muscles. » Elle s’agaçait de ne pas réussir à s’expliquer. « Excusez-moi, monsieur Sullivan. J’aurais dû me taire.
— C’est parce que je suis un pousseur de gravité.
— Oui. Omosa. Les lourds. Je connais. Ils sont tous très forts.
— Merci. Et appelez-moi Jake, je vous en prie. »
Lady Origami sourit comme pour dire « Sûrement pas ».
« Qu’est-ce que vous faites ici, d’abord ? La Voyageuse n’a pas besoin de sa torche ?
— Il n’y a pas beaucoup à faire quand elle est amarrée. Le vaisseau tout entier est envahi par Fuller, qui construit sa machine dans la cale. Elle ne peut pas voler tant que la machine n’est pas terminée. En attendant, je viens pour aider peut-être à brûler des gardes de fer. » Elle s’agenouilla près de la paillasse pour poser le plateau. Le petit-déjeuner se composait de boulettes de riz gluant.
Sullivan dut se répéter que cette femme délicate adorait les affrontements brutaux qui faisaient le pain quotidien d’un équipage de pirates. « C’est courageux de votre part. »