Elle secoua la tête. « Pas vraiment. Je suis contente d’aider. Je n’aime pas les soldats de l’Imperium. Pas du tout. Et cette ville en est pleine. Vous avez de la chance d’être en vie, monsieur Sullivan. Le jeune frigo a failli vous tuer. »
Sullivan haussa les épaules avant de prendre sa tasse de café, noir et fumant, parfait pour le réchauffer. « Il a fait ce qu’il fallait faire.
— Je me méfie des frigos. Leur magie est… Pardonnez-moi. Je ne parle pas encore bien anglais. Leur magie est incorrecte. »
Bien sûr, pour une torche dont la magie contrôlait les flammes dévorantes, l’absence de toute chaleur tenait du blasphème. Sullivan, sans son esprit analytique, aurait pu ressentir la même chose envers les pouvoirs des estompeurs. Mais, en cet instant précis, il ne se sentait guère capable d’analyse ; consommer tant de pouvoir magique le laissait toujours affamé. Devenir insubstantiel, c’était contre nature, tout de même.
Lady Origami ne comptait pas s’éloigner, apparemment. Il entreprit de se goinfrer de riz. Les boulettes étaient meilleures qu’elles ne le paraissaient, ou bien il mourait vraiment de faim. À genoux, elle l’observait, et il s’étonnait qu’on trouve la position confortable.
« Comment vont les autres ? demanda-t-il entre deux bouchées.
— Bien. Ce raffut, c’est monsieur Talon qui ronfle.
— Oh. Je pensais à un camion dont on avait oublié de couper le contact.
— Monsieur Koenig était déjà réveillé. Je crois qu’il ne dort jamais. »
Sullivan, d’ordinaire, avait le sommeil léger, comme tous les survivants des tranchées de la Grande Guerre. La paranoïa de Heinrich rabaissait le lourd au niveau de l’autruche qui s’enfouit la tête dans le sable. « Et quand il dort, il ne ferme qu’un œil… Heinrich a grandi dans la Cité morte.
— Ah. Alors il dormait dans les arbres pour éviter que les zombies le mangent. Je vois. Il faut avoir le sommeil léger pour ne pas se tuer en tombant. »
Sullivan avait marché sur Berlin à la fin de la guerre. À son avis, il n’y restait pas beaucoup d’arbres après l’impact du rayon de paix, mais il garda l’idée pour lui : c’était triste, et il ne voulait pas démoraliser Lady Origami, toujours si guillerette. « Comment va Zhao ?
— Le frigo dort encore. Il a puisé trop d’énergie. Trop d’efforts. » Elle désigna les marques sur la poitrine de Sullivan, à présent enfouies sous la couverture. « Et il n’a pas ça. »
Leur existence était un secret ; mais plus maintenant. « J’ai de la chance.
— Je croyais que seuls les gardes de fer portaient les kanjis magiques qui les rendent plus forts. Dans les écoles de l’Imperium, ils brûlent les prisonniers pour tester leurs symboles. Souvent, ça ne marche pas, alors les prisonniers sont… éliminés.
— On m’a raconté. C’est affreux.
— Ils se servent des prisonniers pour mettre leurs sortilèges au point. Ils modifient les fers à marquer jusqu’à ce que ce soit parfait. Ça demande beaucoup, beaucoup d’essais, et en général les prisonniers meurent assez vite. » Elle remonta sa manche pour lui montrer une horrible cicatrice. La magie n’avait pas pu former de connexion, ça sautait aux yeux de Sullivan, qui avait ainsi échoué plusieurs fois sur lui-même. « Une fois qu’ils ont trouvé, ils les gravent sur leurs soldats.
— Je suis désolé. » C’était dit du fond du cœur.
Lady Origami baissa sa manche. « Pas de quoi. Ça ne fait pas si mal. Ils donnent de l’éther aux prisonniers pour qu’on ne bouge pas trop. Et puis je m’échappe. Je suis toujours en vie. » Elle lui lança son gentil petit sourire. « Mes geôliers beaucoup moins. »
Un sujet sinistre, mais Sullivan était curieux. « Je ne savais pas que l’Imperium faisait des expériences sur son peuple. »
Lady Origami se rembrunit. À ses yeux, l’Imperium n’était pas « son peuple ». Sullivan se reprit. « Enfin, sur les Japonais. Je pensais que tous les actifs japonais travaillaient pour le gouvernement, mais que les expériences dangereuses se pratiquaient sur les peuples conquis.
— Tous les sujets de l’Imperium n’acceptent pas la situation. Certains sont même assez courageux pour faire entendre leur voix… » Elle se détourna et ses joues s’empourprèrent. « Ceux qui parlent trop, toute leur famille est disgraciée. Ils sont chassés. Ils deviennent des non-gens. » Ces mots voilaient des pensées tumultueuses. Elle s’empressa de changer de propos. « Alors, comment avez-vous appris cette technique impériale ? Inscrire des sortilèges sur la peau ?
— J’ai tâtonné… » Il vit que cette réponse ne la satisfaisait pas. « Après avoir reçu une balle, j’ai découvert comment créer un sortilège de guérison élémentaire. » Il n’ajouta pas qu’il avait dû se dépêcher parce que la balle l’avait touché en plein cœur, ç’aurait trop rallongé l’histoire. « J’ai eu de la chance. La suite, c’est vraiment en tâtonnant. Je m’en suis fait d’autres, mais chacun est un peu moins efficace que le précédent ; alors j’ai essayé avec d’autres pouvoirs. C’est de la gravité que je suis le plus proche, et c’est le seul domaine où j’ai réussi. »
À la vérité, il était sans doute plus doué pour les sortilèges que tous les autres actifs, à part Buckminster Fuller et les engrenages fous de l’unité 731 ; sans la quête qui l’occupait et les ennuis préalables, il se serait satisfait de consacrer sa vie à l’étude de la magie. Si seulement… Malheureusement, il se battait trop bien. Et il ne pouvait s’empêcher de se porter volontaire.
« Vous avez tellement de cicatrices. C’est vous qui les avez faites, toutes ? »
Elle parlait bien sûr des sortilèges, non des cicatrices de balles, de couteau ou de mitraille accumulées au fil des ans. « J’en ai eu marre de laisser l’avantage à un tas de fanatiques.
— Les gardes de fer meurent comme tout le monde, mais, à cause de ces marques, c’est beaucoup de travail. » Lady Origami était songeuse. « Ça fait mal ? »
Se taillader les chairs avec une lame, les carboniser à l’encre démoniaque tout en se concentrant pour canaliser son énergie magique dans la plaie et l’y maintenir… Il fallait frôler la mort. « Un peu. »
Elle n’eut pas à réfléchir longtemps ; elle se posait donc la question depuis qu’elle avait vu le torse de Sullivan, la veille au soir. « Je voudrais que vous me marquiez, moi aussi.
— J’ai menti. Ça fait très mal. » Sullivan ne concevait pas qu’elle survive au processus. Lance, un vrai dur, avait réclamé la même chose à cor et à cri ; un unique sortilège de guérison avait bien failli lui coûter la vie. Sullivan n’avait aucune envie d’en graver sur tous ses camarades, malgré leur efficacité. Les troupes de l’Imperium en portaient, oui, mais leurs engrenages multipliaient les expériences pour prévenir tous les pépins – et tuaient d’innombrables prisonniers. Pour rien au monde il n’aurait voulu causer la mort d’un chevalier. Mais ce n’était pas le risque qui le faisait hésiter ; à chaque nouveau sortilège gravé sur sa peau il devenait moins sensible. Pas seulement à la douleur : à toutes les sensations, à tous les sentiments. Il ne souhaitait ça à personne. « Il ne faut pas perdre connaissance, sous peine de mort, et on risque de mourir quand même à l’instant où la magie se connecte.
— La douleur ne m’effraie pas. Avoir un bébé, ça fait mal mais ça en vaut la peine. C’est pareil.
— Je ne savais pas que vous aviez des enfants.
— Je n’en ai plus. »
Un long silence gêné. Sullivan ne savait pas quoi dire. Il n’avait jamais été doué avec les mots, ni avec les femmes, ni avec les gens en général. Il se contenta de hocher la tête en avalant une énième boulette de riz.