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« Et puis je savais que vous mentiez, monsieur Sullivan. Quand vous mentez, ça se voit sur votre figure. Les Américains ne savent pas mentir, et vous êtes particulièrement mauvais. Vous êtes comme… comme un bœuf. Un bœuf, ça ne ment pas. Ça se contente d’être un bœuf. Ça travaille si dur que ça n’a pas besoin de mentir. Vous êtes un bœuf, monsieur Sullivan. »

Dans la bouche de n’importe qui d’autre, ç’aurait été une insulte, mais Sullivan le prit comme un compliment. « Parfois, c’est pour protéger quelqu’un qu’on choisit de mentir.

— Oui. Nous les Japonais, on apprend à ne pas mentir avec notre visage mais seulement avec nos yeux. Mon visage poli, c’est le même que mon visage menteur. Rendez votre visage poli et ne mentez qu’avec les yeux.

— C’est noté. » L’explication éclairait beaucoup de ses interactions avec l’Imperium.

« Pour les sortilèges que vous portez, je n’ai pas peur de mourir. Je mourrai de toute façon. Si ça aide à vaincre l’Imperium, je suis prête à tout. » Le visage poli qu’elle venait d’évoquer vacilla un instant. Il distinguait à présent la tristesse en dessous et, plus enfoui encore, un noyau de flammes toujours prêt à jaillir. « L’Imperium prend ce qu’il veut et détruit ceux qui protestent. Je voudrais brûler tous ses représentants.

— Vous les haïssez. » Une évidence.

Elle murmura la devise des maraudeurs. « Jusqu’au dernier. L’Imperium, c’était chez moi. Vous ne pouvez pas imaginer l’étendue de ma haine. » La conversation replongeait dans un domaine qui la mettait mal à l’aise. Elle se releva soudain avec une grâce parfaite. « Mangez. Je vais chercher vos habits. Tokugawa Toru est en bas. Hier, il a tué des gens de la police secrète.

— Vous supportez sa présence ?

— Je ne l’aime pas. Le capitaine Southunder dit qu’il est indispensable, alors je ne le brûle pas… pour l’instant. Ne vous fiez pas à lui, monsieur Sullivan. Son visage ne ment jamais. Il pense ce qu’il dit, toujours. Ça le rend effrayant.

— Vous êtes très perspicace, Lady Origami.

— Merci, monsieur Sullivan.

— Jake.

— Monsieur Sullivan. »

Cette femme était étonnante, surtout vu la façon assez directe dont ils s’étaient rencontrés. Brutale quand elle le désirait, timide le reste du temps, elle avait un rôle crucial parmi les pirates aux heures de crise et se comportait en domestique le reste du temps, respectueuse et polie. Au fond d’elle-même, elle était tendue comme un cric, Sullivan l’aurait parié. « Comme vous préférez.

— Merci. » Elle croisa les bras, s’inclina et tourna les talons.

« Encore une chose. La petite grenouille en papier que vous m’avez faite, je crois qu’elle n’a pas résisté à l’iceberg et au fleuve. Désolé. Elle était jolie. »

Lady Origami s’arrêta devant la porte pour lui adresser un sourire lumineux. « C’était pour vous porter chance. Ça a marché. Je vais vous en faire une autre. » Puis elle s’en fut.

« J’en serais ravi », dit Sullivan à la pièce vide.

Les chevaliers du Grimnoir et les maraudeurs qui s’étaient introduits dans Shanghai occupaient des planques situées aux quatre coins de la ville. Il ne fallait pas laisser tous ses œufs dans le même panier, et, si la police secrète arrêtait l’un des groupes, les autres pourraient tout de même se charger de la mission. Seul Bob le Pirate connaissait l’emplacement de toutes les bases, et il était resté à bord de la Voyageuse.

En tant que chefs de la petite fiesta, Heinrich, Lance et Sullivan n’auraient pas dû se trouver au même endroit, mais, quand ils étaient sortis du fleuve, cette planque était la plus proche. Il s’agissait d’un ancien immeuble de dockers, mais une bombe japonaise avait endommagé une digue voisine et, depuis, la cave et le rez-de-chaussée étaient sous les eaux. Les murs, pourris, ne tarderaient plus à s’effondrer. Heinrich et son groupe occupaient les lieux depuis quelques jours.

« Ce n’est pas le grand luxe. » Sullivan s’appuyait à la rambarde du balcon ; il se ravisa, voyant des éclats rouillés tomber à l’eau et entendant les grincements du métal, et recula d’un pas. Ses vêtements n’avaient pas complètement séché.

« Par rapport à là où j’ai grandi, c’est accueillant, répondit Heinrich. Et, au moins, c’est un bon poste défensif.

— Exact. » Les seuls accès étaient des passerelles de vieilles planches et de métal récupéré – seul un voyageur réussirait à surprendre les occupants ; et beaucoup de ces passages donnaient sur les immeubles environnants, de sorte qu’il serait difficile d’encercler les chevaliers. Il y avait quelques autres sorties possibles pour qui retiendrait son souffle. « C’est Zhao qui l’a choisi ?

— Oui. Il connaît la ville comme sa poche. C’est un bon tacticien, ce gosse.

— Et le frigo le plus doué que j’aie jamais vu. J’en ai affronté un, un jour, le fugitif le plus recherché de tout le pays, et il n’arrivait pas à la cheville du petit Chinois. Si on en réchappe, un bel avenir l’attend.

— Je conseillerais bien de l’évacuer, mais ça m’étonnerait qu’il accepte. » Heinrich secoua la tête. « Je suis même sûr qu’il refuserait. J’étais pareil à son âge. Même quand la cause est perdue, on s’accroche à sa patrie.

— Tu as pourtant fini par quitter la Cité morte. »

Heinrich haussa les épaules. « Une cause perdue, on ne peut rien y faire. Certains mettent longtemps à se résigner, c’est tout. Je suis issu d’un peuple très obstiné.

— Je sais. » Sullivan gloussa. Il s’était pris d’un grand respect pour Heinrich. L’Allemand ne lâchait jamais le morceau. « Je me suis battu contre tes compatriotes. Bosser à tes côtés, ça m’a rappelé pourquoi on a eu tant de mal à l’emporter, sale Boche.

— Merci bien, Jake. » Heinrich sortit un paquet de cigarettes, une pochette d’allumettes, les tendit à Sullivan. Celui-ci avait perdu les siens dans le fleuve, et il fut soulagé de voir qu’un camarade disposait d’une ration de survie. « À propos de causes perdues, Shanghai a beaucoup souffert sous le talon de l’Imperium. J’ai essayé de préparer les chevaliers locaux à l’arrivée de notre garde de fer. » Des entrailles du bâtiment s’éleva un grand fracas, puis des beuglements en chinois. « Et quand on parle du loup…

— Toru a donc rencontré nos frères chinois. » Sullivan s’alluma un clope en soupirant. La fumée chaude lui tapissa délicieusement les poumons. Et, comme Jane était en Amérique, pas de guérisseuse pour le menacer d’emphysème et de cancer. « Allons les empêcher de s’entretuer. »

La salle commune était jadis une enfilade de chambres individuelles, mais on avait démoli les cloisons pour en faire du bois de chauffage. Les murs étaient couverts de trophées arrachés à l’armée impériale : armes brisées, uniformes, drapeaux déchirés, tout ce qui attisait l’ardeur des résistants. Dans un coin s’entassait l’équipement apporté de la Voyageuse. Dans un autre, une cambuse improvisée. Toru s’y trouvait, renfrogné, les bras croisés, et des chevaliers chinois furieux lui jappaient tout autour. L’un d’eux, très agité, lui collait sous le nez un couperet tranchant.

« Du calme ! lança Sullivan, conscient que Toru s’apprêtait sans doute à s’approprier le couperet pour le planter dans le crâne du type. Comment s’appelle-t-il ?

— Je ne sais pas. Il y a de quoi s’emmêler. Zhao a présenté tout le monde, mais ils ont tous au moins trois noms, et je n’arrive pas à distinguer le prénom du nom ou du surnom.