— Hé, Couperet ! » cria Sullivan de la voix de poitrine qu’il appelait sa « voix de sergent ». Tout l’immeuble en vibra. « Arrête ça. » Soit le type parlait un peu anglais, soit l’expression de l’autorité était universelle ; en tout cas, il baissa le bras. « Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Ce béotien ne se rend pas compte de ce qu’il détient. » Toru fit un geste vers un trophée. « Ce casque a une valeur inestimable. »
Un casque ? On aurait dit un bibelot stylisé, mais Sullivan comprit qu’il était à l’envers. Il y avait des cornes, que ce fût pour faire joli ou pour rendre les coups de tête redoutables, mais quelqu’un les avait plantées dans le parquet et le casque servait de cendrier. « Merde, Toru, tu es insortable ! Fiche la paix à ce cendrier.
— Tu ne comprends pas. Cet objet fait partie d’un ensemble martial très précieux. » Toru tendit la main vers le cendrier ; Couperet, un type râblé et rubicond, se remit à jacasser. Toru se figea. « Par respect pour notre mission, ne me force pas à éventrer cet imbécile. »
Beaucoup de monde vivait dans cette planque, et tous ceux qui n’étaient pas de garde accouraient aux nouvelles. Heureusement, Zhao fut du nombre. Le gosse avait l’air défait, avec ses yeux battus : naturellement, consommer une si grande énergie magique était épuisant. Il aboya un ordre et Couperet, qui devait pourtant avoir deux fois son âge, obéit sans hésiter : il lâcha son arme et recula de deux pas. En revanche, il ne cessa pas de protester.
« Qu’est-ce qu’il dit ? »
Zhao foudroya Toru du regard. « Je préfère ne pas traduire. Notre hôte pourrait se sentir blessé.
— Il est sous ma responsabilité, dit Sullivan.
— Je prends ce casque. Je me fous de ce que ce chien, ce porc, peut bien raconter…
— La ferme, Toru. »
Le garde de fer serra les mâchoires si fort que, s’il n’avait pas été une brute, ses dents se seraient sans doute fracassées. Ainsi, il réussit à retenir la repartie qui aurait déclenché des coups de feu. Au bout de quelques secondes, il se calma assez pour murmurer : « Très bien.
— Pang dit qu’il a tué un garde de fer au terme d’un combat épique, et qu’il portait cette armure. »
Toru grogna. « Dis plutôt que tes hommes l’ont tué dans son sommeil pour lui voler son casque. Ce gros lard ne battrait jamais un garde de fer, surtout équipé d’une armure de combat de Nishimura, dans un combat épique. Il ne pourrait remporter qu’un concours de gloutonnerie.
— Pang est une brute redoutable », protesta Zhao.
Pang bomba le torse, ce qui ne changea pas grand-chose.
« Hier, j’ai tué quinze Tokubetsu Koto Keisatsu, annonça Toru. Il sait compter jusque-là, lui ? »
Sullivan examina l’assistance. Quelques chevaliers de Shanghai étaient là ; ils avaient une main glissée dans leur poche intérieure, prête à dégainer. Un jeune Chinois se tenait à l’écart ; au contraire de Pang le fanfaron, il affichait une assurance tranquille et, ayant adopté une position d’attaque, son pouvoir en veilleuse, il surveillait Toru. La poignée d’Américains et le maraudeur ne lèveraient pas le petit doigt pour venir en aide au Japonais. Sullivan se demandait donc jusqu’où leur garde de fer irait dans l’inconscience. Lady Origami venait d’arriver. Elle saisirait le premier prétexte pour déchaîner ses flammes sur son ennemi.
« Voyons, voyons, mes amis, ne nous fâchons pas. Si vous voulez mon avis, assassiner les gens dans leur sommeil, c’est une très bonne méthode, parce qu’ils ont peu de chance de riposter. » Heinrich s’avança au milieu de la salle. « Quelle que soit la façon dont notre ami Pang a tué ce garde de fer, parlez-moi un peu de cette armure.
— Elle a été créée par le plus brillant de nos engrenages, le même qui a inventé les gakutensoku. C’est une armure de combat, peut-être la mieux conçue de toutes. Elle est étroitement liée à la magie de son porteur, et animée par le pouvoir lui-même. On en a fabriqué très peu. Elles étaient bien trop complexes et requéraient trop de kanji pour être produites en série. Cet élément-ci, à lui seul, assure un avantage immense.
— Un avantage de quelle magnitude ? demanda Sullivan. Zhao, désolé, mais si ce cendrier peut nous aider à trouver l’éclaireur, j’en offrirai un neuf à Pang.
— Laissez-moi formuler ça poliment. » Quand Toru parlait ainsi, ça voulait dire le contraire. « J’ai vu la pauvre cotte de mailles que John Browning et Buckminster Fuller vous ont bricolée pour notre mission. À côté de l’armure de combat Nishimura, c’est de la camelote assemblée par des macaques avec pour seuls outils des fémurs et des cailloux. Vous comprenez bien qu’il me faut ce casque… »
Pang cria quelque chose.
« Ce cendrier, corrigea Zhao.
— Ce casque, grogna Toru. Je vais le récupérer en espérant qu’il soit toujours utilisable. Si ces barbares ne l’ont pas trop endommagé, il peut encore servir. »
Zhao traduisit tout cela et, aux réactions des chevaliers chinois, avec plus de diplomatie que de fidélité à l’original. Ses hommes restaient furieux, mais un peu moins qu’auparavant. Zhao et Pang se lancèrent dans un grand débat. Plus personne ne menaçait de découper personne en morceaux.
On frôla la manche de Sullivan. Il n’avait pas entendu Lady Origami approcher. Tous les regards étaient rivés sur les gueulards. Elle se dressa sur la pointe des pieds, et il dut quand même se pencher pour lui tendre son oreille. « Je comprends un peu. Je parle un peu mandarin.
— Vraiment ?
— Oui. Beaucoup de maraudeurs sont chinois. Ces hommes cherchent à sauver la face. Pang n’a pas affronté de garde de fer. Ces hommes sont courageux mais pas stupides. Il a volé une caisse dans un train de l’Imperium. L’armure était dedans. Il ne savait pas de quoi il s’agissait.
— Le reste est ici ?
— Le petit frigo dit qu’elle était trop lourde et que personne n’a réussi à activer la magie. Seul Pang avait la force de la porter, mais il était trop gros. Ils l’ont remise dans la caisse et l’ont cachée. »
Zhao croisa le regard de Sullivan. Pas besoin d’être un liseur pour comprendre qu’ils étaient sur la même longueur d’onde. « Je suggère que notre hôte présente ses excuses à monsieur Pang, et peut-être trouverons-nous un arrangement.
— Hé, Toru, tu l’as entendu ? Excuse-toi. »
Toru plissa des yeux mauvais. « Tu cherches à me provoquer, Sullivan ?
— Je devrais te laisser souffrir pour avoir insulté le talent de John Browning, mais, si tu veux le reste de cette armure, présente tes excuses à Pang.
— Hein ?
— L’armure complète. »
L’argument porta. Sullivan ignorait si ces Nishimura étaient aussi remarquables que Toru le prétendait ou s’il s’agissait de gloriole patriotique, mais cela suffit à lui faire ravaler son orgueil. Il se tourna vers la brute grassouillette et s’inclina. « Je vous présente mes excuses pour vous avoir insulté. » Toru dut s’interrompre pour se lécher les lèvres, comme si la phrase lui laissait un mauvais goût dans la bouche. « J’ai parlé sans réfléchir. »
Zhao traduisit. Pang pesa les paroles du Japonais en caressant sa barbichette, la seule partie de sa personne qu’on pouvait qualifier de fine. Puis il lâcha un seul mot. Zhao se tourna vers Toru. « Et ? »
Le garde de fer dut puiser dans sa formation de diplomate pour réciter la suite sans éclater de rire au nez de Pang. « Je suis certain que vous vous êtes battu contre un garde de fer et que vous avez vaincu. Il est évident que vous êtes un grand guerrier.