— L’armure doit être admirable », chuchota Heinrich.
Pang hocha la tête. Tout le monde souriait à présent, sauf Toru, qui arracha le casque et le vida de ses mégots avant de caresser une corne avec déférence. « Conduisez-moi immédiatement aux autres pièces. »
Pang le regarda un instant et glissa une remarque à Zhao, qui n’eut même pas besoin de traduire.
Toru soupira. « S’il vous plaît. »
Zhao était enchanté. On n’avait pas tous les jours l’occasion d’humilier une machine à tuer. « Elle est en bas. Au rez-de-chaussée, il y a des zones à sec où personne n’aurait l’idée d’aller fouiller. Venez. Nous allons vous montrer. » Plusieurs chevaliers chinois se dirigèrent vers l’escalier. Toru, sur leurs talons, serrait contre lui le précieux casque. Il leur en voulait sans doute à mort et se jurait de les démolir à la première occasion ; si le statu quo durait assez longtemps pour éliminer l’éclaireur, Sullivan était prêt à s’en accommoder.
Lady Origami attendit d’être seule avec lui pour lui glisser : « Je m’étais trompée.
— Comment ça ?
— Les excuses de Toru. J’avais tort. Il sait mentir. »
Wannsee (Allemagne)
« Vous n’aviez pas dit que vous ne resteriez qu’une journée ? »
Jacques sursauta. Il n’avait pas entendu Faye entrer dans la chambre d’hôtel. Bien sûr, Faye n’entrait nulle part : elle se matérialisait où bon lui semblait et faisait crever de peur les témoins.
L’ancien, théâtral, se plaqua la main sur le cœur. « Je suis un vieillard. Ne me faites pas de telles frayeurs. »
Faye, épuisée, était couverte de la poussière grise qui avait envahi la Cité morte. Elle n’était pas d’humeur à supporter le badinage de Jacques, qu’elle ignora pour aller se jeter dans un fauteuil. Le choc fit voler un nuage de saleté, mais ça lui était égal. Elle avait passé des jours entiers à examiner les dessins puis encore une journée à les entasser. La sacoche qui, à l’aller, était pleine de matériel de dessin débordait à présent des esquisses de Zachary. Elle s’écrasa avec un bruit sourd.
« Je… J’allais prendre le train, mais j’ai décidé de vous accorder un délai. J’ai bien fait. Comment allez-vous, ma chère ? Vous avez besoin de quoi que ce soit ? »
Comme si elle allait jamais accepter un casse-croûte de sa part après avoir vu tous les dessins où il envisageait de l’empoisonner. « J’ai trouvé Zachary.
— Vraiment ? » Jacques prit une chaise, s’y installa et se pencha vers elle, brûlant de curiosité. « Il va bien ? »
Elle secoua la tête. « Il est mort. Pas mort-vivant, mort-mort. C’est compliqué, avec les zombies. Vraiment mort, pour toujours, je veux dire.
— C’est vous…
— Oh, Jacques… » Elle eut un sourire las. « Je ne suis pas encore le monstre que vous pensez.
— Je ne voulais pas insinuer…
— Nan. Il s’est fourré dans une chaudière quand il a eu fini de tout me raconter. Il était fatigué d’avoir mal. Je ne peux pas le lui reprocher. »
L’expression de Jacques était indéchiffrable. « C’était un homme remarquable.
— J’ai vu. »
Il posa les coudes sur ses genoux. « Que vous a-t-il montré ?
— Plein de choses. Des trucs qui se sont passés, qui vont se passer, qui pourraient devraient auraient dû, peut-être, j’en sais rien. J’ai pas fini de trier. J’ai tout rapporté. » Elle toucha la sacoche du bout du pied. « Mais il y a un quelque chose dont je suis sûre.
— Quoi ?
— Vous et moi ? Fini. » Faye ne haussa pas le ton. C’était difficile : elle était morte de fatigue et de faim, et ses émotions bouillonnaient. Elle détestait les traîtres. « Vous comptiez me tuer.
— Non. » Jacques la regarda bien en face. « J’ai tenu parole. Vous savez dans quel sens j’ai voté. Je vous ai exposé mes raisons. Ça n’a jamais été un secret. Mais, depuis notre rencontre, je n’ai pris aucune initiative dans ce sens.
— Je sais que vous avez eu du mal. Vos doutes vous rongent. Vous savez trop bien ce que vit l’ensorcelé. Et vous avez du poison dans votre poche. Je m’étonne que vous n’ayez pas assaisonné les gâteaux. Mais vous seriez mort aussi. Vous êtes incapable de résister à un gâteau, je parie. »
Jacques, et c’était à son honneur, ne chercha pas à nier ou à se disculper. Il jouait fort bien son rôle de dilettante, mais il était aussi coriace que tout bon chevalier, Faye en était certaine. Il tira une petite fiole de sa poche de chemise. « C’est une neurotoxine létale. La mort est immédiate et sans douleur. Bien sûr, j’ai souvent pensé à l’utiliser, croyez-moi. Pourtant je me suis retenu. Je vous demande de me rendre la politesse. Vous ne m’avez pas aussitôt décapité ; j’en conclus que Zachary vous a montré l’avenir et que vous comprenez mon dilemme. L’issue est-elle celle que j’ai vue jadis ?
— Vous avez vu un avenir, mais pas le seul possible.
— Il y en a donc d’autres, à présent ? C’est un progrès. »
Faye perçut un soupçon d’espoir dans la voix de Jacques. Elle s’en saisit et le réduisit en miettes. « D’autres, oui, mais presque tous néfastes. Et si nombreux que je n’ai pas pu deviner lequel vous a poussé à envoyer Murmure m’assassiner. En toute probabilité, vous avez raison, je vais mal finir. C’est votre jour de chance, Jacques. Je comprends. Je comprends pourquoi vous êtes prêt à commettre… cela.
— Je suis vraiment désolé. » Il était sincère, elle le savait bien.
« Donc, oui, vous avez raison. Un de ces jours, le Grimnoir va devoir se retourner contre moi, et la seule question qui compte est celle-ci : faut-il agir maintenant, parce que je suis encore vulnérable, ou attendre dans l’espoir insensé que je ne me laisse pas engloutir par le mal ? Mais, si vous avez pitié, si vous attendez et si vous ratez votre coup, je vous écraserai tous. Je suis déjà plus puissante que Sivaram, vous ne le dites pas mais vous en avez conscience. Il était costaud. Je suis meilleure. Si le pouvoir fait des expériences sur des actifs, je serai plus convaincante que Sivaram. Vous le savez. À l’heure qu’il est, je vous fais peur ; laissez-moi du temps et je serai incontrôlable. »
Jacques hocha la tête. « Exactement, Faye. Nous avons juré de protéger les hommes contre la magie. Vous comprenez à présent de quoi votre pouvoir vous rend capable. Je suis devant un dilemme. Vous serez peut-être bientôt la plus grande menace qui ait jamais pesé sur les innocents, même si ce n’est pas encore le cas.
— Oh, j’ai un plus gros problème à vous exposer. » Faye se pencha pour ouvrir la sacoche. Elle avait placé les dessins qu’elle voulait sur le dessus de la pile. Froissés par les mains rageuses de Zachary, ils étaient faciles à repérer. « Il y a pire. Quelque chose que Zachary n’a même pas pu dessiner. La malédiction est redoutable, mais l’ennemi infiniment plus. »
Jacques examina la page déchiquetée et tachée de sang. « C’est de la folie ou quoi ? » Mais Faye s’en était déjà aperçue : plus on regardait les motifs chaotiques, plus l’ennemi prenait forme. Jacques sursauta et lâcha le dessin comme s’il venait de se brûler.
« Vous le sentez qui vous regarde, hein ?
— Il existe donc réellement. » Jacques frotta ses mains sur son pantalon, comme s’il voulait se débarrasser d’une substance répugnante. « Doux Jésus, il existe.
— Je vous l’avais bien dit. J’avais raison. Monsieur Sullivan avait raison. Même le président avait raison. Et, surtout, le pouvoir avait raison. Et toutes les catastrophes qui peuvent découler de ma malédiction ne changeront rien du tout, parce que, si nous n’arrêtons pas l’ennemi, l’avenir n’existera plus. Vous craignez que je devienne maléfique ? Cette créature est maléfique dès maintenant. À côté, je ne suis rien. »