L’armure était un peu étroite pour lui. Dans l’idéal, il aurait le temps de régler le plastron. Un garde de fer doté d’une telle armure disposait normalement de plusieurs assistants pour l’enfiler, mais Toru ne demanderait pas d’aide aux chevaliers. Pour eux, ce n’était qu’un objet mêlant artisanat et magie. Ils ne comprendraient pas la spiritualité qui accompagnait la préparation au combat. Le lien entre un guerrier et son équipement leur passait au-dessus de la tête.
Il avait déjà examiné la partie inférieure. Il lui fallut presque une heure pour caparaçonner ses jambes et son bassin des éléments d’acier feuilleté, puis pour les attacher au torse. Le plus dur fut de fixer l’arrière des jambières. Le plancher grinça quand il souleva une botte, mais ne céda pas.
Toru posa les mains contre le symbole gravé sur l’épaule et libéra son pouvoir. Il sentit l’énergie s’amasser dans ses muscles, se concentra et l’envoya dans le sortilège, qui se mit à luire quand le lien s’établit. Encore un de prêt. Selon ses estimations, l’armure fonctionnait à quatre-vingts pour cent de son potentiel. Il n’était pas répareur, mais, avec quelques jours de travail, il monterait bien à quatre-vingt-dix.
Il avait entendu le bruit de pas depuis l’autre bout du couloir, mais son visiteur eut la politesse de frapper. « Entre, Sullivan. »
Le lourd franchit le seuil, jeta un regard à l’armure étalée par terre et s’assit dans un fauteuil rebondi et un peu moisi. « Tu t’en sors ?
— J’ai appris à m’en servir autrefois, même si je n’ai jamais eu le privilège d’en porter une au combat… » Il s’aperçut qu’il ne répondait pas à la question et se sentait trop préoccupé pour s’amuser à faire sa mauvaise tête. « Je m’en sors.
— Elle sera prête à temps ?
— Elle est déjà prête. » Toru glissa un bras dans le canon d’acier et introduisit ses doigts dans le gantelet avant de serrer le poing doucement. « Elle a encore besoin de quelques réglages. J’aimerais la tester plus en détail, mais je la crois prête à servir.
— Tu as besoin d’aide pour l’assembler ? » Sullivan se baissa pour ramasser le mempo.
« Non ! N’y touche pas. »
Sullivan retira sa main. « On se calme. »
L’armure grinça faiblement quand Toru activa les jambes et se mit à marcher. Le parquet gémit. Se pencher n’était pas facile tant que tous les éléments n’étaient pas fixés, il manquait d’équilibre, mais il réussit à soulever le masque. « Tu ne dois pas y toucher. »
Sullivan avait l’air plus intrigué que vexé. « Et pourquoi ?
— C’est… » Toru soupira. « C’est difficile à expliquer. Cette armure n’est destinée qu’aux plus grands parmi mes… parmi la garde de fer. La porter est une responsabilité sacrée.
— Je ne te savais pas religieux, Toru. » Sullivan se vautra dans le fauteuil en sortant son paquet de cigarettes.
« Je ne crois pas à vos superstitions, mais je sais en quoi je crois. Alors… ne touche plus jamais à cette armure. »
Sullivan alluma le clope. « Il s’agit de mérite, de dignité ? »
Toru examina la question. En temps normal, un garde de fer accomplirait un rituel afin de se préparer à revêtir l’armure, une purification mentale et physique. « Oui.
— Soit… Et mon frère, il en avait une ?
— Quand il est mort, il avait le rang de premier garde de fer. Oui. S’il avait vécu, il en aurait porté une.
— S’il en était digne, lui, alors je n’en voudrais pas, moi. » Sullivan haussa les épaules. « Je vais bientôt remonter à bord de la Voyageuse avec Barns et Lady Origami. Lance me remplacera. D’ici là, je veux te parler du plan. Tu sais mieux que quiconque ce que nous affrontons, mais tu n’as presque rien dit, ce soir.
— Tu m’as ordonné de ne pas désespérer tes hommes. » Toru se retourna pour fixer le canon d’arrière-bras à la spalière. « Tu es prêt à mentir, à te déshonorer, à couvrir ton nom d’une honte éternelle…
— Je pense que Wells a raison. Quel que soit le véritable pouvoir de Saito, l’accord qu’il a passé avec la créature, je crois qu’il représente notre seul espoir de révéler la vérité sur l’éclaireur. Une seule chose compte : le vaincre.
— Tu veux répondre à la traîtrise par la traîtrise… Ton plan est audacieux bien que peu honorable. Si tes hypothèses sont correctes, les hypothèses de ton engrenage également, et si ton aliéniste n’est pas un fou qui nous envoie à la mort pour s’amuser, nous avons une petite chance de succès.
— Ce n’est pas si mal.
— Le succès est possible. Pas la survie. Nous mourrons certainement.
— Je sais. » Sullivan tira une longue bouffée. « Toi et moi, on est foutus de toute façon. Mais j’espérais que certains des autres s’en sortiraient.
— Pour cela, toi et moi devrons mourir comme il faut.
— Je suis prêt. »
Sullivan, s’il ignorait le véritable code des guerriers, respectait celui qu’il s’était forgé. Pour un homme élevé dans une culture qui ignorait les concepts de force et d’honneur, c’était remarquable. Toru contempla le masque de Nishimura qu’il avait reposé. Cette arme avait été soigneusement modelée dans le style de ses ancêtres. C’était l’union parfaite de l’art et de la mort. Seul un vrai guerrier méritait de manier les armes sacrées de l’Imperium. Mais, si quelqu’un parmi les ennemis du président en était digne également, c’était Jake Sullivan.
Mon père était sage. Il a bien choisi son champion.
« Nous nous sommes affrontés, Sullivan, sans parvenir à décider lequel était le plus fort. J’ai juré de mener ce combat à son terme. Je ne peux revenir sur ma parole… Mais l’idée que nous allons mourir ensemble, unis contre mes frères pour restaurer l’honneur de mon père… Je me réjouis de ne pas être à même de reprendre notre duel. » Toru gratifia Sullivan d’une courbette respectueuse. « Que nos morts soient célébrées par les générations à venir. »
Les deux hommes restèrent silencieux un moment. Toru enfilait son armure, Sullivan, le cœur lourd, pensait au sort qui attendait ses volontaires.
Le major Matsuoka de la Tokubetsu Koto Keisatsu surveillait les quais aux jumelles. Aucune lumière ne brillait aux fenêtres de l’immeuble abandonné signalé par leur indic. Une vague secoua la vedette de patrouille et il dut baisser les jumelles, car le mouvement lui donnait la nausée. Il ne ferait pas bon avoir le mal de mer devant son noble visiteur. « Êtes-vous certain que c’est bien leur cachette ? »
L’interprète traduisit la question à l’intention de l’infâme traître du Grimnoir – il s’appelait Pang, apparemment, et c’était une brute –, qui se lança dans une réponse alambiquée.
« Il dit que c’est bien là. Toru s’y trouve, ainsi que plusieurs chevaliers étrangers. Il dit que Toru l’a insulté, que c’est un infâme et que c’est pour ça qu’il est prêt à nous le livrer. Il dit que leur chef est très jeune et qu’il en a marre de recevoir ses ordres d’un gamin. »
Bien sûr. Aucune allusion à la fortune promise en échange d’informations. Les traîtres étaient tous les mêmes et, pris la main dans le sac, se justifiaient toujours en expliquant qu’on leur avait fait du tort, ce qui rendait leur attitude légitime. Matsuoka était officier de police depuis très longtemps ; il avait l’habitude de ces minables. « Je me fiche de ses raisons. La dernière fois, ses renseignements étaient exacts. » Il se tourna vers la mince silhouette vêtue de discrètes couleurs sombres. « Cela vous satisfait, garde fantôme ? »