Hayate s’immobilisa. En contrebas s’éleva un bruit de moteur, et un petit bateau apparut sous un surplomb rouillé, laissant un sillage blanc dans l’eau vaseuse. Dommage : des chevaliers venaient de lui filer entre les doigts.
Le major Matsuoka se chargerait de les intercepter. Cette barque n’avait d’intérêt que si elle emportait Toru. La vie de Tokugawa Toru appartenait à l’un de ses mille frères. Cette nuit, Tokugawa Hayate la lui prendrait.
Lance Talon n’arrivait pas à dormir. Pieds nus, mais toujours habillé, vautré sur une paillasse minable dans un appartement minable, tendu par l’excès de café et la tâche insurmontable qui les attendait, il n’avait pas sommeil. Était-ce parce qu’il se retrouvait dans une ville étrangère ? Après tout, il avait eu une jeunesse de globe-trotteur. Était-ce l’idée de porter un coup décisif contre l’Imperium, qui avait tué sa famille ? Était-ce parce que, tout au fond de lui, il savait que ses compagnons et lui avaient eu les yeux plus gros que le ventre et qu’ils ne sortiraient pas vivants de la fête ? Une chose était sûre : il n’arrivait pas à dormir.
Diamond non plus, apparemment. Le bougeur, assis à l’autre extrémité de la chambre, lisait un livre de poche. Ils étaient au milieu de l’immeuble et les fenêtres étaient barricadées : on pouvait donc se permettre un peu de lumière. Diamond avait entrouvert les lames d’une lampe à pétrole.
« Hé, Diamond. »
Le bougeur remonta ses lunettes sur son nez. « Je te gêne ? Je peux éteindre.
— Non. Insomnie. Tu lis quoi ? »
Diamond leva le bouquin avec un petit rire. « Crois-le ou non, c’est une de tes aventures. »
Lance reconnut la couverture : un chasseur sur le point d’être piétiné par un troupeau d’éléphants. Rien de pareil ne lui était jamais arrivé, et la scène ne figurait pas dans le livre, mais l’image avait contribué aux excellentes ventes du volume. « Tu déconnes ? Comment ça se fait ?
— Je l’ai trouvé à bord de la Voyageuse. »
Quelqu’un avait dû l’emporter en manière de plaisanterie. Ça se produisait souvent quand Lance collaborait avec des chevaliers qu’il ne connaissait pas, souvent pendant le dîner, devant plein de monde : un type faisait tout un cirque pour lui demander un autographe et l’assistance rigolait bien. Cela dit, personne n’allait jamais jusqu’à lire le bouquin. « Qu’est-ce que tu en penses ?
— Je suis critique amateur. J’écrivais même des articles pour un journal local. Et ton truc est bon. » Diamond sourit. « Un peu tiré par les cheveux, bien sûr.
— Tiré par les cheveux ? » D’accord, Talon embellissait un peu sa vie – comme tous les écrivains, non ? –, mais en gros tout était vrai. Il avait toujours eu la bougeotte. Ironie du sort : c’était la rencontre d’une femme qui l’avait décidé à poser ses valises, et il avait découvert qu’elle appartenait à une société secrète de magiciens. « Tiré par les cheveux, dit le type qui va attaquer l’Imperium tout entier pour protéger la Terre d’un monstre extraterrestre qui dévore la magie ?
— Oh, pas les péripéties ni les histoires de cow-boys, ni la course de voitures, ni la boxe à mains nues, ni l’épisode du bûcheron, ni quand tu étais chercheur d’or en Alaska, ni même la chasse au lion dans la savane. Ça, je veux bien. Non, ce que je ne gobe pas, c’est le chapitre où tu vas explorer des épaves dans le Pacifique Sud.
— Eh si. Tout est vrai. » Lance sourit au bon vieux temps. Il avait appris à se servir d’un scaphandre rigide pour marcher au fond de la mer. Il avait même recouru à son pouvoir pour jouer avec les requins. « Tout est vrai, jusqu’au dernier mot.
— Et les dames sont vraiment toutes nues ?
— Quasiment. Rien qu’une petite jupette d’herbe sèche. »
Diamond fixa le livre du regard. « Ça alors ! J’ai gâché toutes ces années à bosser pour le Grimnoir aux États-Unis, moi. »
Lance se retourna sur sa couche inconfortable. « L’équipe de Pittsburgh, vous avez perdu un gars au pôle Nord, non ?
— Notre guérisseur. Sale histoire… » Diamond soupira. « Tu sais ce que c’est.
— Oh oui, marmonna Lance. Pour savoir, je sais. »
Un morceau de papier décolla du plancher pour se glisser entre deux pages, puis le livre se ferma tout seul et alla se poser à l’écart. Diamond ôta ses lunettes pour se frotter la figure. « Tu sais quoi ? Tu m’as inspiré, Lance. Quand tout ça sera fini, je m’installe dans un pays chaud peuplé de jolies filles qui dansent à moitié nues.
— Les Fidji, c’était pas mal.
— Les Fidji ? Nan… Las Vegas. On y a légalisé les casinos. Imagine le fric qu’un télékinétique peut se faire à la roulette ! Avec mes gains, je ferai construire un casino à moi, et un club privé. » Diamond agita une main devant la majesté de son projet. « Je lui donnerai mon nom.
— Une poule aux œufs d’or, concéda Lance.
— Ça vaut toujours mieux que critique littéraire. »
Lance se mit à rire. « Ça vaut mieux que ce que je fais en ce moment. »
Un ninja apparut devant lui et lui planta une épée dans la poitrine.
Chapitre 16
Depuis longtemps, je sais que la magie se paie.
Cité libre de Shanghai
Toru était satisfait. La remise en état de l’armure se passait bien.
Ce soir, il ne s’agissait que d’un test destiné à détecter ce qu’il fallait réparer, modifier ou régler. Avant de s’en revêtir pour la bataille, il accomplirait un rituel de purification : bain, méditation et prière. Chaque pièce d’armure serait soigneusement disposée puis enfilée dans l’ordre le mieux à même d’éveiller son esprit guerrier. Tout avait une place, qui mêlait traditions anciennes et efficacité moderne dans la quête impossible de la perfection martiale. C’était la philosophie qui guidait la vie de Toru, c’était la philosophie qui éclairerait sa mort.
Le plus difficile était de fixer le casque sans assistance. Une fois les spalières en position, ses bras devenaient malhabiles et ses mains couvertes d’acier ne trouvaient plus le bon angle. Et puis, dans un moment d’inadvertance, il risquait de s’arracher la tête en déployant trop d’énergie magique afin de se mouvoir plus facilement.
Vu à travers le mempo, le monde était différent. Des kanjis délicats, gravés à l’intérieur du verre blindé, s’activèrent pour lui transmettre des informations. L’armure de Nishimura, non contente de le rendre plus fort, plus rapide et plus résistant, disposait d’un système intégré qui analysait le champ de bataille. Toru n’avait rien porté d’équivalent depuis son passage à l’académie, mais ces merveilles magiques ne s’oubliaient pas. Selon l’expression des chevaliers américains, c’était « comme faire du vélo ».
Il devrait changer le rembourrage du casque : les arêtes d’acier lui rentraient dans les chairs. Il plissa le nez de dégoût. Malgré des nettoyages répétés, ça continuait de puer le tabac. Pang, quand tout le reste serait fini, recevrait un tetsubo en pleine tête.
Le kanji magique se déploya sous ses yeux. Le casque était plus endommagé que Toru ne l’avait cru : il percevait une quantité de magie bien trop élevée. Le Grimnoir comptait des actifs très doués, mais la plupart des chevaliers avaient regagné d’autres planques ou le bord de la Voyageuse. Il en restait moins de vingt dans la baraque, alors que le kanji de Nishimura en signalait quatre fois plus. Il allait falloir régler la sensibilité…