Non…
Le casque disposait également de kanjis destinés à amplifier les sons environnants. Ils se désactivaient au-delà d’un certain seuil pour ne pas endommager l’ouïe du porteur, mais, alors qu’une armure ordinaire coupait le guerrier du monde extérieur, celle-ci avait l’effet opposé. Toru entendait du bruit à l’étage supérieur. Un cri très bref, puis une glissade : un corps qu’on allongeait doucement tandis que la vie s’en retirait. Un filet de poussière de plâtre tomba du plafond.
Il concentra son pouvoir, plia les genoux et bondit. L’armure lui conférait une agilité stupéfiante. Son poing traversa le bois. Les kanjis étaient directement connectés à ses nerfs : il sentait l’acier comme sa propre peau. Il agrippa une forme molle, une cheville, et la gravité le rappela à elle. En retombant, il entraîna un type à travers le plafond.
Il ouvrit la main. L’inconnu s’écrasa près de lui, stupéfait et à moitié étouffé par les nuages de poussière et de moisissure. Toru l’examina. Japonais. Jeune. Fort. Vêtu de gris et de brun. Des couteaux à la ceinture. À terre, à côté, un pistolet Nambu avec un silencieux. L’armure signala qu’il portait trois kanjis.
Le garde fantôme leva les yeux. Son expression interloquée le prouvait : il savait qu’il était face à un garde de fer et ne s’était pas attendu à voir au cours de sa mission une armure Nishimura, terriblement rare. Cerise sur le gâteau : il ne tenta pas de s’enfuir, puisqu’il supposait Toru dans le même camp que lui. Les gardes fantômes vous filaient facilement entre les doigts : l’ordre recrutait surtout des estompeurs et des voyageurs.
Une goutte de sang tomba par le trou du plafond. Elle sortait du cou du chevalier que le garde fantôme venait d’éliminer. Elle traça une ligne rouge sur une corne de Toru.
« Qu’est-ce que la garde de fer fabrique ici ? siffla le fantôme. C’est maître Hayate qui dirige l’opération ! »
Hayate ?
Toru posa sa botte de métal sur la poitrine du garde fantôme. Il avait oublié la puissance de l’armure, et l’homme faillit exploser quand il appuya un bon coup. Hayate était l’un des meilleurs assassins de l’Imperium. S’il avait repéré le Grimnoir, la mission était menacée. Toru libéra son pied pour se précipiter dans l’angle où il entassait ses armes. Il souleva le tetsubo hérissé de pointes. Dans ses mains d’acier, l’arme monstrueuse n’était pas plus lourde qu’un crayon.
L’armure, ce soir, subirait un test plus exigeant qu’il ne l’avait prévu.
Lance vit l’épée glisser entre ses côtes avant de ressentir la douleur. Le ninja voulu l’enfoncer davantage, mais l’Américain empoigna la lame et serra malgré le tranchant qui mordait dans sa paume. En même temps, il saisit le revolver qui attendait dans son holster.
Le ninja poussa. La lame dérapa dans sa main couverte de sang. Lance sentit des flammes lui brûler les poumons. Il releva le chien et planta le canon dans l’aisselle du ninja avant de le pointer droit sur les organes vitaux. Le voyageur comprit ce qui se passait, mais trop tard – il n’était bien sûr pas aussi rapide que Faye.
Son cœur s’arracha à sa poitrine.
C’était la zizanie. La lampe à pétrole de Diamond tomba à terre et explosa. Des bottes de tissu noir, avec des découpes pour les orteils, atterrissaient autour de lui. Lance dégagea l’épée avec une grimace de douleur ; elle lui racla les côtes. Il y avait du sang partout. Il en coulait de sa poitrine. De sa main. Des autres chevaliers, qu’on coupait en morceaux dans leur sommeil. Une forme noire apparut, mais Lance ramena le chien de sa main blessée tout en écrasant la détente, et le ninja reçut trois balles dans la poitrine.
Avant même que sa victime ne touche terre, il se redressa, vit Diamond lutter contre un estompeur et tira en visant la nuque. Mais, à l’instant où la détente s’enfonçait, le ninja vira au gris, et la balle le traversa sans le toucher.
« Merde. » Lance lâcha son Colt à bout de munitions et se jeta sur son flingue de rechange.
Dans un éclat d’acier, l’estompeur lui lança un couteau qui fila en tournoyant et se planta dans son bras en faisant voler du sang. Il lâcha son arme. « Aaaah ! »
Vif comme l’éclair, le ninja dégaina un deuxième couteau et le lança…
… mais la lame s’immobilisa juste devant les yeux de Lance, resta un instant en lévitation, se retourna et repartit vers le ninja, comme projetée par un canon. L’estompeur ne réagit pas assez vite ; il reçut sa propre lame en plein front et s’effondra.
Lance aurait volontiers remercié le bougeur, mais il haletait trop pour parler.
Diamond se releva. Péniblement. Il réussit à avancer d’un pas avant de retomber en gémissant. Il avait reçu plusieurs coups de couteau ; des taches rouge vif apparaissaient dans le dos de sa chemise blanche.
De l’immeuble entier s’élevaient cris et coups de feu. Des gardes fantômes massacraient tout le monde. Les flammes gagnaient du terrain, Diamond se vidait de son sang, Lance se serait cru à Mar Pacifica, la nuit où l’Imperium avait assassiné sa femme et leurs enfants. Vous ne recommencerez pas, salopards. Certainement pas. La haine qui l’envahit lui fit oublier toute douleur.
Les Japs allaient s’en prendre à tous ses compagnons. Lance activa sa bague pour les prévenir. Il était grièvement blessé. Dans sa poitrine, la plaie était profonde. Il respirait à peine. La lacération à son bras droit l’empêchait de contracter le biceps, et sa main gauche était entaillée jusqu’à l’os. Avant de quitter les États-Unis, il s’était fait marquer d’un sortilège de guérison qui lui donnerait de l’énergie et ralentirait l’hémorragie. S’il se trouvait une cachette, il avait des chances de survivre.
Il regarda l’incendie, les chevaliers morts ou mourants. Et puis merde. Ces salopards allaient crever. Il passa le bras dans son holster et entreprit de recharger son Colt.
Lance Talon partit à la chasse.
D’après les bruits de moteur, ils étaient cernés par les bateaux. Sullivan, au cours des journées passées dans la planque, avait vu de loin les canots de patrouille de l’Imperium. C’étaient de minces embarcations grises, lourdement armées, si rapides qu’en fendant les vagues elles crachaient derrière elles d’immenses panaches d’eau. Si c’était le petit bateau des chevaliers qu’elles cherchaient, ils étaient cuits.
Sullivan décocha un coup de pied à Barns. « Hein ? Quoi ? » Leur pilote, par réflexe, plongea la main dans la poche de son blouson de cuir pour en tirer l’un de ses GP .32 Saive, qui avaient une cadence de tir digne d’une scie circulaire. Sullivan, consterné, se dit qu’ils allaient être utiles.
« On a de la compagnie. »
Lady Origami coula un regard par un trou dans la bâche et sursauta à l’apparition d’une lumière violente.
On braquait des projecteurs sur eux. Les moteurs rugirent : les patrouilleurs se rapprochaient.
La bague de Sullivan se mit à chauffer.
La furtivité ne comptait pas au nombre des qualités de l’armure de Nishimura.
Toru n’essaya pas de se faire discret. Ç’aurait été impossible. Il montait l’escalier dans un fracas de métal. D’ordinaire, il pesait cent dix kilos de muscles pour un mètre quatre-vingts. À présent, il frôlait les trois cents kilos de muscles, d’acier et de rage, pour plus de deux mètres. Son tetsubo était une barre d’acier trempé d’un mètre cinquante et trente-cinq kilos hérissée de pointes. Les gardes fantômes l’entendraient forcément.