En fait, ce n’était pas inflammable, mais carrément explosif. Et, cette fois, la déflagration s’entendit clairement. Faye sentit même la structure vibrer, mais elle était déjà cent mètres plus loin et trois niveaux plus haut, pour sortir un nouveau jouet de son sac à malices. Deux matelots s’en étaient approchés pour le tâter d’une botte circonspecte. Une balle dans la nuque pour chacun. Le dirigeable continuait à grimper ; il fallait donc faire vite. Faye choisit le plus gros flingue. Le bazooka. Il était couvert d’éclats de cervelle. Beurk.
Lance lui avait appris que le vrai nom du machin n’était pas « bazooka » mais lance-machin anti-bidule. N’empêche, elle préférait le terme argotique, et elle comptait bien massacrer les délicates membranes qui enveloppaient les carènes gigantesques. Lance avait une grande tendresse pour cette arme. Faye lui dédia l’opération.
Elle trouva une position idéale sur la plateforme suspendue entre les carènes. Le blindage était moins costaud qu’à l’extérieur : franchement, comment une bombe aurait-elle pu se retrouver là ? Il y avait dix hommes sur place, dont un fusilier armé. Elle se matérialisa derrière lui, mais en lui tournant le dos, posa un genou à terre et épaula l’énorme tube. Lance l’avait mise en garde contre les gaz brûlants que crachait l’arme quand on tirait. Ils feraient le plus grand bien au type. Elle ne se fatigua pas à viser : tout était vulnérable, dans ce grand espace rouge. Elle enfonça la détente et obtint un BOUM réjouissant.
Tous les hommes sursautèrent ou se plaquèrent au sol, sauf le soldat qui se trouvait juste derrière elle, bien sûr. Lui avait foncé par-dessus le bastingage et tombait vers la carène inférieure. Il hurlait. Il avait pris feu, ce dont Faye s’amusa. Elle se retourna juste à temps pour voir l’impact de la roquette : une pluie d’étincelles, un nuage de fumée, et les membranes se déchiraient les unes après les autres. Le gaz s’enflamma dans un grand éclair bleu.
Les torches de l’équipe de protection n’étaient pas difficiles à repérer : c’étaient tous ceux de l’équipage qui ne se ruaient pas sur elle. Elles se concentraient sur l’explosion afin de contrôler l’incendie le temps que les alvéoles blindées se scellent. Les autres, en revanche, venaient l’intercepter, mais on ne coince pas une voyageuse. Faye lâcha le bazooka vide, disparut et laissa ses adversaires se rentrer dedans. Puis elle leva son .45, logea une balle dans le cou d’une torche, se tourna et en colla une autre entre les omoplates de son collègue. Elle retourna alors auprès de son sac de flingues : la muraille de feu qui déboulait éliminerait les autres.
Un signal d’alarme se déclencha. Ils avaient mis le temps. Mais elle s’aperçut qu’elle n’était à bord que depuis une minute quinze secondes. Elle sentait le rayon de paix en train de se recharger, mais le vaisseau commençait à gîter. Même si elle avait réussi à fausser leur système de visée, les canonniers pourraient corriger. Inacceptable. Il fallait détruire le dirigeable. Toutes les torches employées à bord s’occuperaient d’éteindre les incendies déjà allumés. Il était temps de changer de tactique et de trouver d’autres trucs à faire exploser.
Elle sortit du sac deux grosses grenades presse-purée russes qu’elle arrivait à peine à soulever. Comment était-on censé les lancer au-delà du rayon d’action ? D’après Lance, ça faisait exploser un char !
Elle atterrit en plein air, sur une étroite passerelle. L’océan bleu miroitait entre les lames d’une grille. Le hangar était plein de biplans suspendus au-dessus du vide par des chaînes et des crochets. Les aéroplanes contenaient de l’essence. Mieux encore, on pouvait y charger des bombes. Si elle était une bombe, on la rangerait où ?
Là.
Une grande porte blindée. Les bombes sortaient par une trappe automatique. Suivant le tuyau sur sa carte mentale, elle déboucha dans une réserve blindée remplie jusqu’à la gueule d’ovales d’acier mortels, par milliers, et pesant des centaines de kilos chacun. Faye eut un grand sourire. Parfait. Le blindage était prévu pour protéger l’intérieur des explosions extérieures ; il aurait du mal à circonscrire celle qui allait se produire à l’intérieur. Elle dut forcer pour arracher la grosse goupille, mais finit par réussir et lâcha la grenade avant de disparaître. Elle voulait être loin quand ça péterait.
Loin, c’était à l’autre bout du navire. Et heureusement : la partie centrale du pont inférieur fut anéantie. Faye n’avait jamais vu d’explosion si puissante, à part bien sûr les armes de Tesla. Des débris métalliques, des cadavres et même des avions entiers tombèrent en vrille dans l’océan. Sa carte mentale lui apprit qu’il s’agissait en fait de milliers de « petites » explosions successives, mais personne d’autre qu’elle ne s’en apercevrait.
L’hydrogène de la carène inférieure était en feu. L’explosion avait dû tuer plusieurs torches, car les flammes ne faisaient pas mine de céder.
Le pilote avait le bon sens de chercher à maîtriser le vaisseau. Il fallait reconnaître une qualité aux soldats impériaux : ils gardaient la tête froide. Ils essayaient de réussir un atterrissage en douceur pour éviter de s’écraser. Faye ne comptait pas les laisser faire. Sa carte mentale lui indiqua quels moteurs alimentaient les compresseurs des enveloppes encore intactes, qui permettraient aux Japonais de contrôler leur descente ; elle avait encore une grenade en réserve.
La salle était occupée par des turbines rugissantes, aussi grosses que des camions, et des pistons larges comme des troncs d’arbres. L’alarme était assourdissante. Les lumières clignotaient. Des hommes couraient en tous sens. La violence de l’explosion les avait terrifiés.
Faye tira sur la goupille… qui refusa de bouger. Elle insista, y mit toutes ses forces. C’était bloqué.
Un garde de fer, immense et menaçant, irradiant une magie brutale, bondissait entre les machines. Il s’était rendu très léger : c’était un pousseur de gravité comme M. Sullivan. Il s’échinait à lui coller au train. L’effort était louable, mais elle n’allait pas s’éterniser dans le coin.
La goupille ne frémissait même pas. Tant que le Kaga était en l’air, la Voyageuse restait en danger. Faye tirait comme une brute, et elle avait trait des vaches toute sa vie : elle était costaude. Camelote soviétique !
La gravité augmentait, elle en sentait le poids autour d’elle. Le lourd bousculait des mécanos pour l’atteindre plus vite. Il dégaina une épée. Sa carte mentale hurlait alors que la force de dix planètes pesait sur Faye.
Cette grenade débile était coincée, impossible à dégoupiller. Physiquement, Faye ne pourrait pas narguer longtemps la gravité. D’ici quelques secondes, ses organes internes allaient éclater. Elle devait trouver le moyen de résister.
Le lourd se jeta sur elle en beuglant un cri de guerre.
Elle avait approché le président. Elle l’avait vu recourir à différents types de pouvoir en se connectant à des régions différentes. Sur le moment, elle n’avait rien compris – maintenant non plus, d’ailleurs, à peine mieux –, mais ce n’était pas bien différent des animaux en papier plié de Lady Origami. Chaque magie avait une forme distincte, qui en touchait d’autres, et, toutes ensemble, elles façonnaient le monde. Le pouvoir magique de chacun déterminait simplement la partie du monde qu’on pouvait changer. Donc, en modifiant sa connexion, on pouvait la déplacer jusqu’à une autre région et puiser dans des capacités différentes.