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Alice accuse le coup mais ne sent aucune colère en elle.

—      Ça a été un plaisir de travailler avec vous. Vraiment...

Le patron paraît gêné de cette réaction inadaptée, il se retourne. Alice serre les lèvres et s'éloigne, sans chercher à lutter. Elle est en tort, elle le sait. Peut-être ces jobs temporaires, cette absence de soutien de ses collègues démontrent-ils que sa place n'est pas ici, en dehors du petit monde d'Alice. Mais elle essaie, pourtant, depuis un an, avec l'aide du docteur Graham. Et, surtout, avec tellement d'envie...

Et maintenant ? L'ANPE, encore ?

Elle roule en longeant la plage, elle ne veut pas rentrer dans son appartement. Pas tout de suite. Elle doit s'occuper. Aller rendre visite à son père à l'hôpital, peut-être ? Non, elle n'en ressent pas l'envie. Depuis son départ de la ferme, leurs rapports se sont dégradés. Il lui en veut de l'avoir abandonné, et elle sait combien il est rancunier. Peut-être qu'avec le temps, Claude

Dehaene finira par admettre que sa fille est assez grande pour se débrouiller sans lui.

Elle passe devant une jardinerie. C'est son rêve, travailler au milieu des plantes, des arbres, conseiller les gens. Elle aime aider, voir un sourire éclore sur un visage. Sa mère n'a plus jamais souri après son accident. Et son père, plus beaucoup.

Fouillant dans sa poche pour en sortir un chewing- gum, Alice trouve le papier avec le numéro de portable de son docteur, ainsi que cette identité mystérieuse : « Fred Ducornet, Calais. »

Elle entre dans une poste, consulte un annuaire. Cet homme existe bel et bien. De retour dans sa voiture, elle ouvre son atlas routier avec un plan détaillé de Calais. S'il y a un truc qu'elle sait faire, c'est s'orienter. S'orienter à travers le bois quand elle s'enfuyait de l'école pour remonter à la ferme, s'orienter quand papa l'emmenait à la chasse, s'orienter dans le dédale de sa nouvelle existence.

Vingt minutes plus tard, elle arrive à destination. La maison à l'adresse indiquée, rue Dambrine, ne paie pas de mine. Une de ces vieilles baraques 1940 semi- mitoyennes, aux façades grises, à l'allure triste, aux doubles rideaux tirés pour déjouer la curiosité des passants. Des maisons de vieux, ou de fils de vieux, qu'on ne rénove pas, non par faute de goût, mais faute d'argent.

Alice cherche la sonnette, puis finit par frapper. A priori, personne, mais un rideau remue soudain sur sa gauche. Finalement, elle entend le déclic d'un verrou, puis voit apparaître le visage sec et long d'un homme d'une trentaine d'années, aux cheveux regroupés dans un bandana bariolé comme au temps des hippies. De petites mèches blondes s'échappent tout de même du tissu, dont l'une barre son front parfaitement lisse et mat.

—     Ah, tu as eu mon message. Entre vite...

Alice reste interdite. Elle n'est jamais venue ici, n'a jamais vu cet homme qui la tutoie. Elle hésite, recule. Une camionnette klaxonne et manque de la renverser. Le jeune homme la tire par le poignet.

—     Oh ! Fais gaffe ! Alors, tu te magnes ou quoi ?

Deux enfants arrivent du bout de la rue sur des VTT.

À leur vue, Alice serre ses clés de voiture et s'empresse d'entrer. Fred claque immédiatement la porte derrière elle, ferme tous les verrous et la regarde dans les yeux.

—    Tu as faim ? Soif ?

Alice fixe la porte fermée, les murs, les fenêtres. Elle songe aux deux vélos qui doivent à présent rouler devant la maison. Les pneus, les rayons, le bruit de la chaîne. Elle transpire et sent comme un étau sur sa gorge.

—                   Euh... Non, rien de tout ça. Écoutez, pour être franche, je ne me rappelle pas être venue chez vous.

Fred fronce les sourcils. Si son corps a beaucoup de prestance sous son pull gris et son jean, ses mains sont fripées, façon peau de crocodile. Des paluches gercées par le froid et le labeur. Alice connaissait bien ces symptômes-là quand elle travaillait dans le potager, même l'hiver.

—                    C'est génial de ne pas se souvenir, parfois. Mais... tu es quand même restée ici deux jours !

—     Deux... Deux jours ? Avec vous ?

Très brièvement, Fred jette un œil vers l'escalier, au bout du hall. Des bruits proviennent du haut. Quelqu'un marche.

—    Viens dans le salon. Que je te serve un café.

Alice observe autour d'elle. Une télé, une pile de journaux sur une table, des meubles de brocante, une sourate du Coran parcheminée et encadrée... Et également un arbre à messages, piqué d'aiguilles portant des petites feuilles de papier avec des mots dans toutes les langues. Anglais, arabe, tigrina, français...

—            Non, non, ça va aller... Racontez-moi juste ce qu'il s'est passé.

Deux minutes plus tard, Alice se retrouve face à un gros bol de soupe aux poireaux et au cresson. Un bol en fer, un peu cabossé, de ceux qu'on récupère au fond des vieilles armoires. Elle ne touche à rien.

—     Je vous en prie... Expliquez...

—     T'es vraiment sûre de ne pas me reconnaître ?

—     Je ne vous ai jamais vu.

Il la regarde étrangement. Alice a un mouvement de recul.

—     Quoi ?

—           C'est bizarre, mais t'es en train de me semer un doute, là. Tu... Tu ne te comportais pas pareil. Tu te tenais un peu plus droite, t'étais plus sûre de toi. Et puis, surtout... tu ne portais pas de lunettes.

—     Ah ça, ça m'étonnerait.

—             Dans ce cas, ce n'était pas toi. T'as une sœur jumelle ?

Alice hésite une fraction de seconde.

—     Non... Racontez-moi, je vous en prie.

Fred se frotte le menton, interloqué.

—            Bon... Le 8... Oui, le lundi 8 dans la nuit... C'est Gérard qui t'a ramenée ici. Gérard, c'est un ami qui bosse avec moi. Tu traînais le long des quais, complètement à l'ouest. Tu ne savais pas où aller.

—     Mais... Qu'est-ce que je faisais là ?

—                    Ah ça... Gérard voulait te conduire chez le médecin, tu as refusé. Gérard, il a tout de suite pensé à un viol. Une femme seule, comme ça, dans un sale état, et terrorisée. Tu ne voulais pas qu'on te touche. Tu devenais comme hystérique...

Alice baisse les paupières, chaque parole de cet homme résonne comme un coup de fouet. Le 8... Le lundi 8 au matin, elle se trouve au CNRS, puis le trou noir, et le 8 au soir, visiblement, elle erre à Calais.

Fred fixe la jeune femme dans les yeux.

—     On t'a fait du mal, hein ?

Alice pense au chemisier ensanglanté.

—    Je n'en sais rien. Et ensuite, que s'est-il passé ?

—                   Je te couche là-haut, au deuxième, tu es crevée. Tu veux être seule. Tu avais peur, on le voyait dans ton regard. Je t'ai dit que tu pouvais rester ici, tout le temps que tu voulais.

Alice ne sait pas si elle doit le remercier. Pour elle, les paroles qu'il prononce ne riment à rien.

—                    Et... Et vous savez pourquoi je ne suis pas retournée chez moi ? J'ai un appartement.

Fred secoue la tête. Il se dégage une certaine féminité de ses gestes, une subtilité d'habitude étrangère aux hommes.

—                   Non, non, tu ne m'as pas parlé de ton appartement. Tu m'as juste dit que tu... que tu vivais dans un endroit où il faisait toujours froid. Que tu n'en sortais presque jamais.

—     Quel endroit ?

—     Je l'ignore.

Alice a les yeux dans le vague.

—     Ça n'a pas de sens.

Fred s'assied en face d'elle, regroupant ses poings sous son menton.

—                     Tu ne m'en as pas révélé beaucoup plus, malheureusement.