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Alice serre les lèvres. Des pas dans l'escalier la distraient. Quelqu'un apparaît. Elle relève ses yeux clairs. L'individu qui descend est de type arabe, il a une vingtaine d'années. Fred lui demande en anglais s'il veut bien rester en haut encore quelques instants et lui dit qu'il l'appellera pour la soupe.

L'étranger fixe Alice avec un air inquiet, puis acquiesce. Fred désigne l'étage d'un geste du menton.

—     Lui non plus, tu ne te souviens plus ?

—    Rien de rien. Qui est-ce ?

—    C'est quand même incroyable, tout ça.

—                   Vous me recueillez le long du quai, me ramenez ici. Ensuite ?

—                   Tu es restée dans la maison jusqu'au lendemain. Tu as beaucoup causé avec Samson, vous vous entendiez bien. Il m'a même dit que tu lui avais donné un souvenir. Puis mercredi, en rentrant, je ne t'ai plus retrouvée. Tu avais fichu le camp.

Fred jette un papier devant lui.

—                   Dans ta chambre, sur le lit, j'ai trouvé ça. Ton numéro de téléphone... D'où mon coup de fil, je voulais comprendre.

Alice s'empare du papier et l'observe attentivement. Ce n'est absolument pas son écriture. Elle ôte ses lunettes et se frotte les yeux. Fred suit chacun de ses gestes avec attention.

—    Ça ne va pas ?

La jeune femme revient dans la conversation. Elle a besoin d'en savoir plus.

—                   J'ai parlé avec Samson ? C'est... celui qu'on vient de voir ?

—                     Non. Lui, c'est Habib, un Irakien sunnite. Samson, il est érythréen, très catholique. Et plus... noir, si tu vois ce que je veux dire.

—     Et qu'est-ce que je lui ai donné ?

—     Il ne m'a pas montré. Il est très pudique, tu sais.

—                    Je... Je peux boire ? Un verre d'eau, s'il vous plaît...

Fred attrape une carafe.

—     Tiens, euh...

—                   Alice... Je m'appelle Alice Dehaene. Je ne vous avais pas dit mon nom ?

—                   Non. Tu ne voulais pas nous le dire, on t'appelait « la brune »...

Fred sourit gentiment.

—     Alice, c'est un joli prénom.

La jeune femme se frotte le front et réajuste ses lunettes.

—     Je dois absolument parler à ce Samson.

—                   Alors là, ça va être difficile. Il est parti hier soir, il n'est pas revenu ici ce matin. Peut-être qu'il a réussi à passer.

—     À passer ? Où ça ?

Fred ôte son bandana. Une flamboyante masse de cheveux blonds se déverse sur ses omoplates. Un piercing en anneau pend à son arcade sourcilière gauche, rehaussant le bleu de ses yeux. Ses iris sont plus clairs que ceux d'Alice, mais son regard est moins pénétrant.

—                   Mais bon sang, tu sors d'où ? À ton avis ? En Angleterre. Tu mates les infos ?

Alice baisse la tête.

—                    Mon père m'a déscolarisée à seize ans, pour que...

—     Pour ?

—      ... que je l'aide à la ferme. Et... il n'a jamais vraiment voulu que je regarde la télé, il y avait trop de travail et puis, il était contre... contre ces mensonges qu'ils montraient. Alors même maintenant, seule, je ne la regarde presque pas. Et puis je n'ai pas de téléphone portable, ni d'ordinateur. C'est une vieille habitude.

—     Ah bon... Je suis désolé.

Elle frôle la nappe à carreau avec son pouce.

—    Si seulement on pouvait arrêter de me dire : « Je suis désolé. »

—     Très bien, je retiens la leçon, je ne m'excuserai plus. Bon, pour t'expliquer très vite, ici, si tu veux, c'est la maison du bon Dieu. J'accueille des réfugiés, qui viennent d'autres pays pour bosser en Angleterre. Enfin, je ne les accueille pas... Nous sommes en octobre, donc d'un point de vue légal, d'ici quelques jours, je viendrai en assistance aux personnes en danger. Ça sonne mieux, ça empêche surtout les flics de me tomber dessus et ça me laisse libre de mes mouvements.

Alice se lève soudain.

—      Écoutez, je... Il faut que vous m'aidiez à retrouver Samson. Je dois comprendre ce qui s'est passé pendant ces deux jours.

12.

Luc Graham n'arrive pas à se détacher d'Alice, même ici, dans son bureau de l'hôpital. Tout s'est tellement accéléré dans la psychothérapie, ces dernières semaines. Après sa consultation avec Corinne, la malade phobique du sang et des aiguilles, il n'avait qu'une envie : naviguer dans le cerveau complexe de sa jeune patiente, s'imprégner de sa voix, comprendre, avancer. Assis sur sa chaise, il ferme les yeux et actionne un petit magnétophone qu'il garde dans son tiroir. Cassette numéro quatorze.

—     Parlez-moi de ce cauchemar récurrent, Alice.

—         Je suis plaquée contre un mur de pierres, jambes et bras écartés. Nue et attachée par des chaînes, avec des anneaux métalliques aux poignets. Le mur s'étire de chaque côté, à Vinfini. Ça ressemble à une geôle du Moyen Âge. J'ai froid, j'ai faim. J'ai soif. Il y a un gros serpent qui remue sur le sol, devant moi. Il écarte ses mâchoires pour plonger dans la cicatrice sur mon ventre. J'essaie de hurler, mais je ne crache que de petites bulles silencieuses, que mon père s'amuse à faire éclater entre ses doigts en souriant. Mon père flotte légèrement au-dessus du sol, sous deux grosses poutres qui forment un X.

—           Ces poutres, elles sont dans votre cellule, ou à Vextérieur ?

—             Je... Je crois qu'elles sont à l'intérieur. Dorothée, elle, se dresse devant la porte avec des barreaux, elle bloque l'issue avec ses deux bras écartés et échange des sourires complices avec mon père. Mirabelle se tient dans l'alignement de son épaule droite, immobile.

—      Vous pouvez me décrire Mirabelle ?

—     Elle habite loin, derrière la colline.

—      Vous êtes déjà allée là-bas, chez elle ?

—     Non. Pourquoi j'y serais allée ?

—     Décrivez-moi Mirabelle.

—            Elle est rousse, avec les dents qui se chevauchent et de petits yeux noirs. Elle caresse les cheveux d'un petit garçon, il s'appelle Nicolas, il a une croûte au genou, il est timide et peureux. Derrière eux, depuis le plafond, une ombre se déplie, jusqu 'à se répandre sur l'ensemble du mur. C'est...

—    Alice ? Tout va bien. Continuez...

—           C'est Birdy. Il a de grosses ailes noires, des yeux brillants.

—     Qui est-il, précisément ?

—            Un monstre qui emporte les enfants, il ressemble à un oiseau. Il est toujours là, toujours... Même dans mes autres rêves, mes autres cauchemars...

—     Et il vous fait du mal ?

—          Non, mais il me terrorise. J'ai tellement peur de lui. Tout le temps.

—     Continuez. Votre cauchemar...

—           Don Diego, mon chien, aboie. Ses aboiements résonnent en écho, j'ignore d'où ils proviennent mais

ils sont affolés. Le serpent jaillit soudain par mon ventre pour se réfugier dans la poche du manteau de mon père. Dorothée rit de plus belle. Alors, je cesse de cracher des bulles, et c'est quand je me mets à hurler que je me réveille.