Luc appuie sur le bouton, le silence revient. Le cauchemar... Tout est là... La solution... Il lui manque malgré tout encore des éléments, des pièces du puzzle, pour qu'il comprenne complètement le sens de cette séquence d'images. Pourquoi Claude Dehaene flotte- t-il au-dessus du sol, par exemple, sous ce grand X ? Alice a déjà parlé de deux poutrelles formant un X dans la vieille grange en bois de son père, il y a certainement un rapport. Le serpent jaillissant du ventre, quant à lui, est probablement la matérialisation d'une appendicite dont sa patiente avait souffert au Pérou, lors d'un voyage avec son père, à douze ans. Alice a gardé de cette opération de profondes marques psychiques.
Luc sait que la résolution de l'énigme est désormais toute proche. Il ouvre un tiroir en soupirant et y range son dictaphone. Son regard tombe sur une bougie d'anniversaire en forme de huit. Huit ans... Il la soulève délicatement, la porte à son nez, elle exhale encore la frangipane... Les éclats de rire, le souffle du vent dans les cheveux, les cerfs-volants dans le ciel... Luc repose l'objet de cire en tremblant. Le passé et tout ce qu'il renferme doit rester loin, loin derrière.
Ses yeux s'arrêtent sur la couverture du roman Le Scaphandre et le papillon, dont le personnage principal souffre d'un Locked-in Syndrom. Les emmurés vivants... Pauvre Alice. Que lui reste-t-il de l'anniversaire de ses dix ans, quand le soir même sa mère s'explosait les vertèbres au bas des marches de son
escalier et allait plonger dans un Locked-in Syndrom ? Que lui reste-t-il, hormis une insupportable déchirure psychique ?
Luc sursaute quand on frappe à la porte de son bureau. Très vite, il referme son tiroir.
— Oui !
Kaplan, son interne, entre, les mains au fond des poches.
— Voilà, une infirmière a donné un coup de jeune à notre catatonique, il a une meilleure mine.
— Quel âge ?
— Je dirais, la quarantaine bien mûre. Mais il ne réagit toujours pas. Rigidité cireuse, refus alimentaire, hypertonie fixée. Personne ne tiendrait sa position plus de dix minutes, et lui ça fait plus de trois heures. Vachement endurant, le type.
Luc se lève immédiatement et fonce dans le couloir. Kaplan le talonne.
— Dis... On vient de me brancher sur une patiente, madame Crombez, une charmante jeune femme un peu sourde, apparemment. Elle...
— Son tableau clinique indique un trouble de conversion : surdité hystérique.
— Tu la connais ?
Luc lui adresse un sourire de façade.
— Elle entend parfaitement. Mais dès que son mari ouvre la bouche, silence radio. Il est obligé de s'adresser à ses enfants pour communiquer avec elle. Son oreille ne souffre d'aucun dysfonctionnement organique et pourtant elle ne l'entend pas, réellement. On a essayé beaucoup de choses sur elle, rien ne fonctionne. Bon courage.
— J'avoue que ce serait pratique ça, avec ma copine. Ne plus l'entendre quand ça m'arrange...
Premier étage, chambre Ail. Luc pousse la porte entrouverte, contourne le lit et se retrouve face au patient. Sans la barbe, son visage prend la forme d'un silex, ses globes oculaires s'enfoncent profondément dans leurs orbites. Le psychiatre recule d'un pas, Kaplan constate son désarroi.
— Qu'est-ce qui ne va pas ?
Luc se tapote la tempe.
— Je n'en sais rien. Comme ça, sur le coup, j'ai eu l'impression que je l'avais déjà vu quelque part. Il ne te dit rien, à toi ?
Il s'approche du catatonique et se penche vers lui. Il repousse ses cheveux bouclés vers l'arrière, ausculte son profil gauche, puis le droit. Il sort un appareil numérique et le prend en photo. Kaplan le regarde, intrigué.
— C'est nouveau, ça ?
— Ce sera pour agrafer sur son dossier...
Luc remonte dans son bureau, imprime deux exemplaires de la photo. Aucun doute possible, il a déjà croisé ce regard, ce visage. Mais où ? Et quand ? Il cherche dans sa mémoire, sans succès. Il fouille dans son ordinateur, ouvre les dossiers de patients oubliés. Les fiches apparaissent. Hommes, environ quarante ans... Psychotiques, traumatisés, mélancoliques, suicidaires...
Rien de rien. Et pourtant, il sait qu'il l'a déjà vu. Si ce n'est pas ici, à l'hôpital, où cela peut-il bien être ?
13.
L'assistante sociale Julie Roqueval avale seule ses spaghettis à la bolognaise dans une salle commune de l'internat de médecine, au fond de l'un des innombrables couloirs des urgences de l'hôpital Salengro. Cet espace, où elle déjeune deux fois par semaine, est particulièrement sale. Des plats à moitié entamés partout, des fruits croqués dans les coins, du yaourt étalé sur les chaises, des murs couverts de blagues salaces. Les gens fantasmeraient beaucoup moins sur le mythe du médecin s'ils pouvaient voir ça.
Avec une serviette en papier, Julie essuie ses doigts et jette un regard morne sur le téléviseur allumé, dans un coin. Les informations. Prix du pétrole qui flambe, réchauffement de la planète, hausse du coût de la vie. Conséquence directe de tous ces drames ? Des urgences psychiatriques prêtes à exploser. Tout est tellement lié. Comme dans ce plat de spaghettis ignoble.
Elle n'a plus faim.
Fatiguée, Julie embarque sa pomme dans sa poche, salue l'étudiant installé dans le fauteuil - elle se rend compte qu'il dort à poings fermés. Elle s'approche de
lui et s'arrête brusquement. Il est pieds nus, et ceux-ci sont traversés de minuscules cicatrices.
Un tilt, dans sa tête.
Elle retourne s'asseoir à table et sort alors son téléphone portable. Comme Luc Graham ne répond pas, elle appelle Kaplan.
— Julie Roque val à l'appareil. Est-ce que vous êtes loin du patient catatonique ?
— Pas trop, je descends le voir en ce moment même. Pourquoi ?
— Vous pourrez regarder sous ses pieds, et me dire s'il porte des traces d'échardes ou de coupures ?
Avec sa longue blouse ouverte, Kaplan semble flotter dans les couloirs.
— Je vous dis cela dès que j'arrive. Encore quelques instants... Ça y est...
Face à Kaplan, le catatonique reste égal à lui-même : une statue de pierre. L'interne soulève le drap qui repose sur ses jambes figées.
— J'ai les pieds sous les yeux. Rien du tout. Aucune cicatrice. Enfin si, de vieilles marques, qui doivent dater de plusieurs années. Pourquoi vous voulez savoir ?
— Parce que s'il avait marché pieds nus dans la rue, il se serait forcément blessé à cause des cailloux, des morceaux de verre. D'autant plus qu'il devait venir de loin, puisqu'il n'est pas connu du voisinage où on l'a trouvé.
— Et ça veut dire quoi, donc ?
— Qu'il n'est pas venu à pied. Que quelqu'un l'a volontairement déposé là.
— Déposé ? Ça rime à quoi ? Vous croyez que... qu'un tortionnaire nous l'aurait livré comme un cadeau macabre ? Euh... Attendez deux secondes...
Kaplan fronce les sourcils. Le patient agite sa mâchoire, comme s'il allait se disloquer.