— On dirait qu'il réagit. Il essaie de... de dire quelque chose.
La gorge semble émettre de petits hoquets. Des sons, qui forment un mot, avant le silence complet. L'interne reprend la conversation.
— Julie, je ne sais pas si ça peut vous aider mais... J'ai cru comprendre un nom. Banchard, Danchard, Blanchard... Oui, Blanchard probablement.
— Il essaie sans doute de nous dire qui il est. Merci infiniment. Et tenez-moi au courant, surtout, à la moindre évolution.
Elle raccroche, la main sur le front. Soudain, une voix la fait sursauter.
— Dommage que vous ayez déjà terminé. On ne s'était pas donné rendez-vous ?
Julie relève les yeux. Luc Graham pose son plateaurepas et s'installe en face d'elle. Elle lui sourit franchement.
— Vous aviez décliné mon invitation. « Beaucoup de travail », c'était votre excuse.
— Ah oui, mon excuse.
Julie regarde sa montre. Luc enroule des spaghettis autour de sa fourchette et dit :
— Et c'est vous qui avez beaucoup de travail à présent ?
— Une jeune fille de seize ans, arrivée aux urgences traumatologiques hier... Au bord du suicide, parce que, d'après une amie, probablement violée par son beau- père.
— « Probablement. » C'est ça, le souci. Gamine qui ne parle pas beaucoup, se contredit sans cesse ? Elle ne dira rien. Les victimes de viol ou d'inceste préfèrent garder le silence, par honte, par peur des représailles...
— J'essaierai de la convaincre. C'est plus facile d'aborder quelqu'un de cet âge-là que quelqu'un de soixante ans. Il y a deux jours, un type s'est infligé deux coups de couteau, par pur désespoir. Il ne veut rien entendre, il ne peut pas supporter les psys. Et il va probablement sortir ce soir ou demain, comme si de rien n'était.
Luc hausse les épaules.
— Faut s'y faire, on ne peut pas toujours les garder contre leur gré. Et puis, le manque de place, et tout. Vous savez bien.
— Mieux que quiconque...
— Au fait, l'IJ est passée pour relever les empreintes de notre catatonique. J'ai appelé voilà quelques minutes, ils n'ont rien trouvé dans les fichiers.
Julie agite son portable devant elle.
— Je viens d'appeler votre interne. Il paraît qu'il aurait marmonné un nom. Blanchard...
Luc réfléchit. Si le visage ne lui est pas inconnu, le nom, par contre, l'est complètement.
— Ça ne nous aide pas vraiment. Des Blanchard, il doit y en avoir un sacré paquet.
Luc sort la photo qu'il a prise du catatonique de sa poche, l'observe attentivement.
— Mais attendons le test au Rivotril, demain. Rien ne presse. Prenez cette photo...
Le psychiatre se tourne soudain vers l'étudiant, qui s'est mis à ronfler. Il éclate de rire.
— Dire que j'ai dormi dans ce même fauteuil, moi aussi. Bon Dieu, c'est tellement loin.
— Vous bossiez où ?
— Dans le service d'un vieux chirurgien aigri, qui opérait en écoutant du Beethoven. Personne n'avait le droit de moufter dans le bloc. Je n'ai plus jamais écouté de Beethoven de ma vie.
Julie n'a plus envie de partir, elle se sent bien. Elle inspire puis se lance, désignant l'alliance de Graham.
— Vous savez quoi ? Si vous n'étiez pas marié, je vous aurais invité dans un vrai resto, histoire d'éviter de parler de suicides, de patients, de bloc opératoire. Six mois que je bosse ici, et je ne vous ai jamais vu sans votre blouse.
Luc pose sa fourchette dans son assiette et boit de l'eau. Il s'étrangle un peu.
— Excusez-moi...
Il se tait, jette un œil vers la télé, les yeux dans le vague. Julie sent quelque chose de brisé au fond de lui. Gênée, elle s'apprête à se lever.
— Je suis désolée si...
— Un resto, je n'ai rien contre. Ce soir, si vous voulez ? Pas de garde, ça tombe bien. On ira au Sébas- topol... Et c'est moi qui invite, évidemment. 20 heures là-bas.
Julie essaie de ne pas rougir.
— Avec plaisir, mais j'ignore où se trouve le Sébas- topol. Je viens d'arriver vous savez, et...
— Et vous ne sortez pas beaucoup. Rassurez-vous, moi non plus.
Elle acquiesce timidement. Luc se lève et plonge la pomme dans sa poche.
— Je vous envoie un mail pour vous indiquer la route, OK ?
— Vous partez déjà ? Vous n'avez rien mangé !
— Je n'avais pas faim en venant ici.
Ils échangent un long regard silencieux.
— Ce soir, je vous promets de venir sans ma blouse.
Il disparaît sans se retourner, presque au pas de course. L'étudiant ouvre les yeux et se frotte subitement le visage. Il est temps pour Julie de filer. Elle déguerpit et arrive sur le gigantesque parking de Salengro, plein à craquer. Des voitures à perte de vue. S'il existe bien deux choses qui ne se videront jamais, ce sont les hôpitaux et les cimetières.
Julie a un nom en tête. Blanchard... Malheureusement assez commun, Luc a raison. Elle se dit qu'elle va d'abord jeter un œil aux pages blanches, pour vérifier dans les environs d'Illies. Puis, s'il le faut, elle fera appel à quelques relations dans la police, afin de faire une recherche dans le fichier des personnes disparues, sait-on jamais.
Après ses rendez-vous de l'après-midi, elle dépose la couverture ensanglantée au laboratoire Biolille, pour analyse du groupe sanguin. Martin Plumois, l'un des laborantins, a œuvré quelque temps pour la police scientifique lilloise et sait se débrouiller avec autre chose que des flacons standards et bien remplis.
Puis elle file chez elle, à Béthune. Histoire de se préparer pour son rendez-vous avec Graham. Ce soir, elle a envie de côtoyer autre chose que la misère humaine. Elle a envie de rêve...
14.
Au volant de son fourgon, Fred manœuvre avec habileté dans les rues de Calais, jetant de temps en temps un œil inquiet dans le rétroviseur. Il évite soigneusement le centre-ville et les artères principales, puis rejoint la voie parallèle à la digue, en direction des ferry-boats.
Alice serre la poignée de la portière.
— Vous conduisez rudement vite. De quoi avez- vous peur ?
— La police, elle ne nous aime pas trop.
Sur la droite, un bateau Sea France aborde le chenal et double une grosse bouée sur laquelle est inscrit : « Keep wheel on the West. » Des voitures aux plaques d'immatriculation anglaises, aux coffres prêts à exploser, remplis d'alcool et de cigarettes, bordent les quais.
— Ici, des émigrés comme Samson affluent par dizaines, tous les jours.
— Comme les Palestiniens au Liban.
— Non, c'est différent. Tu parles du Liban, un conflit vachement compliqué, et tu ignores comment ça fonctionne à quelques kilomètres de chez toi ?
— Mon père était grand reporter, voilà très, très longtemps. Un homme assez reconnu dans le métier, vous savez ? Il voyageait dans le monde, et il est allé au Liban, pendant la guerre.
— Était ? Il fait quoi maintenant ?
— Il travaille à la maison. Une petite ferme flamande dans la campagne entre Arras et Lille, avec une grange, une étable avec deux vaches, un jardin. Il s'occupe des légumes, des animaux, de l'entretien.
— Petite vie pépère quoi, ça change du Liban. T'habites dans le coin depuis longtemps ?