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—    Un petit appart à Boulogne-sur-Mer, depuis un an environ. Je restais à la ferme, avant.

—     T'as quoi, vingt-cinq, vingt-six ans ? Et t'as toujours vécu avec tes parents ?

—    J'aidais mon père.

Alice observe l'horizon, puis les côtes qui se laissent deviner au loin : l'Angleterre. Ils dépassent les derniers quais, puis s'enfoncent de plus en plus dans le no man's land des industries chimiques et métallurgiques. Bitume, fumées, silhouettes grisâtres. Fred hoche lentement la tête.

—     Ici, pas besoin d'aller au Liban. La misère, elle se trouve devant toi, à un ou deux pas seulement des beaux hôtels ou de la plage. Et à trente bornes de la terre promise, là-bas, dans la mer.

Fred s'engage le long du quai de la Loire. Sa passagère considère avec étonnement un groupe de trois étrangers comprimés dans une cabine téléphonique. Bonnets, gants, couches de vêtements bigarrés. Fred explique qu'ils se renseignent auprès de leurs passeurs, situés en Angleterre pour la plupart.

—    Et c'est quoi votre...

—     Arrête de me vouvoyer, s'il te plaît. Personne se vouvoie, ici.

—    Désolée... Je te demandais, quel est ton rôle avec ces réfugiés ?

—    En moyenne, ils restent en transit au moins trois semaines. Alors nous, les associations, on les aide au mieux. Repas, vêtements, douches, soins de première nécessité. On n'encourage pas le trafic ou l'immigration, mais on ne peut pas les abandonner, tu comprends ?

La fourgonnette se gare près d'un Algeco brûlé, le long d'une voie de chemin de fer envahie d'hommes et de femmes.

—     On attend ici. L'endroit qu'ils appellent « The Cabin ». Bientôt, le repas chaud va être distribué par les bénévoles. Tous les réfugiés vont arriver. Je verrai bien si Samson se trouve parmi eux.

Il allume son vieil autoradio sur Nostalgie. Une chanson de Trenet, La Mer. S'il savait, Trenet, à quoi ressemble la mer aujourd'hui. Alice promène doucement ses doigts aux ongles courts sur la vitre.

—     J'aimerais faire ce que tu fais. Aider les gens...

—    Je n'œuvre pas que pour l'association, je bosse aussi à l'hôpital de Calais.

—    T'es médecin ?

—     Agent d'entretien. Tu sais, les mecs qui nettoient les bureaux et la merde des gens quand tout le monde dort... Comme partout, il y a ceux qui tondent le gazon et ceux qui jouent au golf dessus. Devine de quel côté je me trouve.

Pensif, Fred se roule une cigarette.

—    C'est quoi ton problème exactement ? Enfin, je veux dire, ces pertes de mémoire ?

—     Je n'en sais rien.

—     Tu peux te confier à moi. J'ai l'habitude d'en entendre des vertes et des pas mûres, je suis un peu l'oreille de la dernière chance, si tu veux. Et ça ne date pas d'aujourd'hui.

Les lèvres d'Alice ne se desserrent pas. Fred la pousse dans ses retranchements.

—     J'ai lu des romans psychologiques, des témoignages. Chaque fois qu'on évoque un psy, on rattache ça aux problèmes liés à l'enfance. Moi, mon père, il me collait des tartes comme tu ne peux même pas imaginer.

Il se frotte l'avant-bras gauche, traversé d'un frisson, avant de reprendre :

—     Écraser des brames d'acier chez Usinor à longueur de journée, ça devait ratatiner sa cervelle d'ouvrier. Mais ça ne m'a pas posé de soucis particuliers en grandissant. Enfin, je crois. J'ai l'air sain et équilibré, non ?

Les iris d'Alice appellent la lumière, elle ne veut pas que Birdy revienne, bondisse dans ses tempes, l'enveloppe de ses griffes. Elle se rétracte encore, Fred remarque ce repli prononcé.

—     T'as du mal à parler de ton père ou de ton enfance, c'est ça ?

—     Je ne sais pas.

—     Il te punissait ?

Elle hésite et réplique d'un ton qui semble sincère :

—    Pas souvent. Mon père nous disputait de temps en temps, mais il n'a jamais frappé personne.

—     T'as bien de la chance. Moi, avec mon père, c'était le contraire. Il frappait sans disputer.

Alice détourne la tête vers la vitre passager. Sur les rails, le pont, la berge, s'agglutinent des silhouettes, regroupées par origine. Afghans, Africains, Irakiens,

Iraniens. Alice se souvient de la pauvreté de certains villages d'altitude du Pérou. Les seules vacances avec son père. L'éternel combat pour la survie, la marche vers l'avant, sans plainte, avec l'espoir d'un lendemain meilleur. La misère est partout pareille, ici ou ailleurs.

—     Tu veux savoir pourquoi j'ai quitté la ferme ?

—     Explique... Enfin, si tu veux.

—      J'avais besoin de voir un psychiatre, ça venait de loin en moi, de la même façon qu'on ressent un danger quand on se réveille brusquement en pleine nuit. Je sentais que la ferme, c'était comme des barreaux qui m'emprisonnaient, m'écrasaient, et que rien n'irait jamais mieux en restant là-bas.

—     Tu sais pourquoi ?

—     Non, voilà le plus étrange. J'éprouvais juste le besoin de partir, de m'éloigner de choses qui me faisaient peur.

—     Quel genre ?

—     C'est stupide... L'étable avec ses vaches, la grange... Je...

Elle hausse les épaules.

—    Pour la grange, j'étais persuadée qu'il se cachait quelqu'un à l'intérieur, une sorte de croquemitaine qui me voulait du mal. Birdy. Mon père essayait de me rassurer, de me dire qu'il n'existait pas, mais ça ne marchait pas.

—      Le coup du croquemitaine, c'est classique chez les enfants. Moi, il s'appelait Vhomme noir. J'ai toujours eu peur de la lucarne de ma chambre, parce que parfois, on y voyait son visage.

—     Sauf que moi, à vingt-cinq ans, j'en cauchemarde encore.

Un silence. Fred tente de la rassurer :

—     Je ne suis pas l'abbé Pierre, mais je te le dis : si t'as envie de bosser, de changer d'air, on a besoin de bras.

—    Vrai ?

—     Oui, vraiment. Ça te brancherait ?

Elle lui sourit franchement.

—    Évidemment !

—      Tu toucheras des cacahouètes, mais tu seras nourrie, et logée chez moi si tu veux, tu pourrais larguer ton appart, comme ça. Et surtout, tu pourras aider les gens. Bonne thérapie, non ? La misère, c'est pas particulièrement gai, mais ça fait tellement de bien de faire du bien, de partager un morceau de pain et de découvrir que la réalité du monde ne se limite pas à la France.

Pour la première fois depuis longtemps, Alice se sent détendue. Sans doute parce que la voix de Fred est douce et qu'elle retrouve dans son regard une présence apaisante.

Dehors, une autre camionnette vient de se garer. Deux hommes et une femme en jaillissent, chargés de marmites fumantes. Les ombres se rapprochent.

Fred tend l'index.

—      Mince, Samson se planquait là-bas, derrière l'Algeco ! T'as du bol ! Amène-toi !

Ils traversent la route en courant et se mêlent aux autres. Ces silhouettes errent ici entre deux mondes, dans des limbes où régnent la fatigue, le vol, les bagarres, la peur. Après avoir salué ses amis bénévoles et des têtes connues parmi les réfugiés, Fred se dirige vers l'Érythréen. Samson porte un gros sac à dos et de solides chaussures aux pieds. Un bonnet recouvre son crâne d'ébène. Il a les yeux un peu jaunes, signe d'une mauvaise santé.

Il lance un regard méfiant en direction d'Alice et salue Fred. Le bénévole prononce quelques phrases en anglais, puis se recule d'un pas, laissant la jeune femme face à ce grand Noir intimidant.

—     Alors ? Pose-lui tes questions !

Alice fixe ses chaussures.

—     Je... Je ne parle pas anglais. Pas un mot.