— Tu plai... Non, tu ne plaisantes pas... D'accord, tu ne parles pas anglais. Tu as discuté avec lui pendant deux jours, mais tu ne parles pas anglais... OK, OK... Et tu veux que je lui demande de quoi vous avez causé, je suppose ?
Alice hoche la tête. Des femmes - afghanes - la doublent avec un bol de soupe, des saucisses, un quignon de pain et s'éloignent sur les rails. Fred se met à jouer les interprètes et relate les propos de Samson.
— Il t'a beaucoup parlé de son pays, de son voyage sans fin, il t'a raconté qu'il allait rejoindre le Canada, après une pause en Angleterre. Il part ce soir, d'ailleurs, nous ne le reverrons plus. Il a quitté son pays à cause de la guerre, il...
— Et moi ? Je lui ai parlé de moi ?
Fred pose la question, puis essaie de mémoriser et de retranscrire au plus juste.
— Tu lui as parlé de ton chien, d'une femme dans un fauteuil roulant. Ta mère ?
Alice acquiesce, perdue. Le jeune homme au bandana se tourne de nouveau vers Samson. Il continue son monologue, et Fred incline la tête sur le côté, les sourcils froncés.
Quand il se retourne, il tient quelque chose dans la main. Une photo. Alice se penche légèrement.
— Quoi donc ? Qu'est-ce que c'est ?
— C'est... toi qui lui as donné ce fameux souvenir, pour lui souhaiter bonne chance.
Soudain, une incroyable tornade humaine balaie la petite place près du quai. Les réfugiés fuient en criant, disparaissent dans le chaos. Une fumée blanchâtre investit les lieux, efface le ciel. Les bénévoles remballent en urgence leurs marmites à moitié pleines. On tousse, on pleure, on court. Lacrymogènes. Une voix, dans un mégaphone : « Don 't stay here ! Forbidden ! »
Dans le flou, Alice sent une main se resserrer autour de son poignet, elle se met à hurler.
— C'est moi ! s'écrie Fred sans la lâcher. On dégage, allez, cours !
La jeune femme inhale la fumée à pleins poumons, ses yeux lui piquent, elle se rétracte en boule et Fred est obligé de l'arracher du sol.
— Suis-moi !
La route, les coups de klaxons, les portières des voitures de police et des fourgons de CRS qui claquent, tout s'embrouille. Alice ne voit plus, sa gorge lui brûle, elle perçoit juste les trémolos du moteur et quand elle rouvre les yeux, elle est sur le boulevard, près de l'église Notre-Dame. Fred lui caresse la joue où coulent des larmes.
— Ça va mieux ?
— Que s'est-il passé ?
— Tu ne te souviens de rien ? Les lacrymos ? Notre fuite ?
— Non, rien. Rien du tout.
— L'un de tes trous noirs ?
— J'ai mal, Fred, je...
Fred se gare en urgence, brise une ampoule de sérum physiologique entre ses doigts et la déverse dans les yeux d'Alice, gonflés et rouges.
— Ne bouge pas. Cligne des yeux, ça va passer. Ma pauvre. Les lacrymos, tu sais même pas ce que c'est, hein ? Bienvenue dans le monde merveilleux de la réalité.
— Samson...
— C'est terminé, on ne le reverra plus.
Des larmes de sérum perlent sur les joues d'Alice.
— La photo. Donne-moi la photo.
Fred redémarre, met son clignotant et disparaît dans une rue à sens unique. Il a bien encaissé le déluge chimique, ses yeux ne pleurent pas et sa voix demeure claire. Il sort le cliché de sa poche et le lui tend.
— C'est la femme qui a passé les deux jours chez moi.
Sa voix change, devient plus grave.
— Qui es-tu, toi ?
Alice s'empare du cliché. Dessus, une femme se tient droite, le menton légèrement relevé. Cheveux noués en chignon, veste claire, écharpe mauve, pas de lunettes. Alice sent que des gouffres s'ouvrent sous ses pieds. Tremblante, elle retourne la photo.
Sur la face vierge est inscrit, d'une écriture fine : « Dorothée Dehaene, photo du 14 mars 2007 ».
Alice se sent aspirée instantanément dans un trou vertigineux. Elle se recroqueville sur son siège, avec l'impression que son cerveau va lui transpercer le crâne. Ça y est, elle tombe. Ses organes se compriment, cherchent à fuir son corps. La trachée se bloque, l'atmosphère tout entière transite par ses poumons.
Alors, le bruit de la circulation, le grondement du moteur, les vibrations, tout s'efface.
Trou noir.
15.
À l'hôpital Salengro, Mirabelle Breux s'approche du pied droit de Claude Dehaene, chasse les draps blancs et se met à le masser délicatement. Claude en ferme les yeux de bonheur.
— Bon Dieu, Mirabelle, c'est tellement bon. Dire que t'as attendu tout ce temps avant de venir me voir.
— Tu sais que je n'ai pas toujours le choix.
Claude jette un œil vers la porte fermée et baisse les
paupières. Enfin, il n'a plus le sentiment de se trouver dans un cachot aseptisé. La chaleur de ces mains, leur douceur, le rituel du massage...
— Je suis vraiment pressé d'être ce soir. De pouvoir ficher le camp d'ici. Puis demain après-midi, d'aller chercher ma femme à Berck et de passer le week-end avec elle. Tu passeras nous voir tous les deux, hein ? Promis ?
— Si j'ai le temps. J'ai beaucoup de travail, tu sais bien. Toi, tu pourrais passer me rendre visite, de temps en temps. Deux ou trois kilomètres à marcher dans les champs, ça ne va pas te tuer.
Claude soupire, il enfonce ses doigts rugueux dans la chevelure désordonnée de la jeune femme et lui caresse l'arrière du crâne.
— Étrangement, je te sens... distante. Qu'est-ce qui ne va pas ?
Mirabelle se relève et, tournant le dos à Claude, rencontre son reflet sur la fenêtre. Elle y observe ses yeux noirs, ses lèvres charnues, ses joues rebondies couvertes de taches de rousseur, ses courts cheveux auburn.
Elle prend un ton de reproche.
— C'est quand même moche, ces blessures avec le couteau. J'ai discuté avec le médecin, et il n'a pas vraiment eu la même version que la tienne. Tu ne t'es pas juste blessé, selon lui. Pourquoi t'as fait ça ?
Claude se lève et se dresse derrière elle. Il n'est pas grand, elle le dépasse de quelques centimètres. Il pose ses mains sur ses épaules.
— Tu viens de moins en moins me voir, Mirabelle. C'est ça, le vrai problème... Tout a tellement changé depuis le départ d'Alice. C'est comme si ma petite famille avait éclaté. Elle me manque tellement.
Mirabelle se retourne, les poings serrés. Elle a un bref mouvement de tête vers l'arrière.
— Me cause pas d'elle. Si Alice a quitté ta ferme, ainsi soit-il. Alice fait ce qu'elle veut, je fais ce que je veux, on fait tous ce qu'on veut, d'accord ?
— J'ai peur, Mirabelle, quand elle est loin de moi, et quand toi aussi, tu es loin de moi. J'ai peur que tu te blesses, que tu...
— Je ne me blesserai pas, je ne me suis jamais blessée. Toi, tu devrais veiller davantage sur toi. Ce n'est pas moi qui suis à l'hôpital.
Claude lui caresse le visage, l'embrasse sur le front comme un père embrasserait sa fille.
— J'aimerais bien parler à Dorothée. J'ai l'impression qu'elle trame quelque chose, et je n'aime pas ça.
— Je ne sais pas où elle est. Je ne la suis pas partout, si tu veux savoir.
Claude s'éloigne de Mirabelle et marche dans la chambre, le long des murs. Le téléviseur diffuse un film de Victor Fleming, Dr Jekyll et Mr Hyde. Claude s'attarde sur la scène où le docteur Jekyll vient au secours d'Ivy Parsons, une prostituée maltraitée par un voyou. Il se retourne brusquement vers Mirabelle.
— Toi aussi, j'ai l'impression que tu trames quelque chose. Contre moi. Tu ne me trahirais jamais, j'espère ?
Mirabelle se laisse absorber par les images en noir et blanc du film, afin de cacher sa contrariété.