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Elle récupère son briquet sous le siège, rassemble les papiers en un tas, sort de la voiture et s'éloigne un peu. Encore des choses à brûler. Décidément.

Elle porte la flamme sous le paquet, qui s'embrase dans un souffle. Chaque papillon brûlé qui s'envole lui fait penser à sa propre vie. Elle aurait tant aimé partir, comme eux, rejoindre les lumières de la ville. Elle a l'impression d'avoir tout manqué, tout le temps.

Elle allume sa dernière cigarette, obtenue au hasard de la rue. Voir ces copies disparaître en fumée la rassure, mais il reste les originaux dans le cabinet du psychiatre. Il faudra les récupérer très vite. Son père lui fait toujours peur. Même à l'hôpital. Même si on venait à l'enfermer au fin fond d'un cachot, il serait toujours là.

Alors qu'elle s'éloigne, le feu dévore les traces de son passé.

Le papier noircit, et l'on peut encore y lire, au hasard de deux pages qui, dans quelques secondes, n'existeront plus :

7 juillet 1995

Cher journal,

Oh là ! Je remarque que mon dernier article remonte à début mai ! Me suis-je absentée si longtemps ? Ne t'inquiète pas, je vais me rattraper. Quand on a presque treize ans, il y a tant à raconter, et j'ai si peu de temps pour le faire !

Papa marche beaucoup sur le terrain, il compte, calcule, prend des notes. J'ai fouillé un peu, j'ai découvert un plan, dans la poche de sa veste de chasseur. Il veut construire une étable, pour deux vaches qu 'il ira bientôt acheter au marché. Je crains que notre maison ne se transforme en véritable ferme. Ah, il a aussi la folie des achats, papa, en ce moment. Un congélateur tout neuf, une nouvelle télé et puis un de ces nouveaux téléphones avec des touches, c'est génial. Avec l'accident de maman, il a expliqué que de l'argent allait rentrer, tant mieux pour nous tous, j'aurai peut-être droit à un nouveau vélo.

Parlons de maman, justement. C'est souvent papa qui se rend seul dans le centre de rééducation, là-bas, très loin, à Berck-sur-Mer. Presque trois ans, déjà... Moi, je n'y suis allée que très rarement, parce que je ne peux pas. J'ai trop mal pour maman. Tu verrais ses yeux, cher journal ! Ça fait comme les yeux d'un crocodile qui attend sa proie, et le crocodile, on dirait qu'il est empaillé. Oui, c'est ça. Maman est une empaillée vivante. Eux, ifa disent « emmurée vivante ». J'ai eu très peur. L'autre fois, a bougé ses pupilles de manière effrayante. Le docteur; il dit qu 'il peut exister des mouvements anormaux, ses yeux ont bondi comme des balles de ping-pong dans ses orbites. Brrr...

Bientôt, maman va venir passer les week-ends à la maison, ça c'est cool. En allant au centre, je lui ai aussi demandé si elle était contente de revenir bientôt chez nous. Elle a battu deux fois des paupières, très, très difficilement, avec beaucoup de temps entre les deux. Deux fois, ça veut dire non, à ce que j'ai compris. Papa dit que c'est deux oui. Oui, oui. Il m'a aussi expliqué que maman avait perdu des choses avec sa chute, il appelle ça « une altération de sa capacité de jugement ». D'ailleurs, maman n'arrive pas à communiquer avec l'orthophoniste, les muscles de ses paupières posent problème, il paraît. En plus, on dirait que leur alphabet, elle n 'y comprend rien. Pas terrible, terrible, quoi... Maman, elle a plus toute sa tête, tout le monde le dit... C'est tant mieux pour elle, elle souffre moins, comme ça. Des fois, les Locked-in Syndrom, les LIS comme on dit, restent dans des centres, toute leur vie. Mais les médecins, ils pensent que papa est capable de s'occuper d'elle. Il va là-bas presque tous les jours. Forcément, ça, les docteurs, ils en tiennent compte.

Tu as compris, je déteste l'endroit où ils la retiennent, je déteste quand ils aspirent ces trucs dans sa gorge parce qu 'elle avale mal, je déteste tous ces malades, je déteste aussi papa parce qu 'il m'engueule chaque fois que je lui dis que je voudrais être journaliste, comme lui avant. J'ai retrouvé ses articles qu'il garde cachés au fond de la grange, sous une couverture. Papa, il a voyagé aux États-Unis, en Afrique, en Pologne, ei dans un tas d'autres pays où il a appris plein de choses sur les gens et leurs traditions. J'ai aussi trouvé ses vieux appareils photo, ils marchent encore vraiment bien, on dirait! Papa, je crois qu 'il garde tout, comme une petite souris.

Oui, journaliste, c'est ce que je veux faire. Je veux voyager. Mais regarde mes mains, toutes les ampoules ! Pour me punir de vouloir faire comme lui plus tard, il me force régulièrement à éplucher des patates. Heureusement, la plupart du temps, Alice prend le relais et termine. J'aime bien Alice quand elle fait ça. Je la défends à l'école quand on l'embête, et elle me protège de papa. C'est un marché qui me va bien.

Je te laisse pour aujourd'hui, mon cher journal. Je ne sais pas quand je te reverrai. Tu le devines, il y a encore des choses qui m'échappent, ici-bas...

Et une deuxième feuille, qui elle aussi se transforme en papillon noir... Dorothée a un peu plus de treize ans...

5 novembre 1995

Parlons de Mirabelle, notre lointaine voisine (deux ou trois kilomètres à travers des champs pleins de boue). Elle n'est vraiment pas belle, mais elle est quand même intelligente. On dirait un bonhomme de pâte à modeler d'Alice, tu sais, le moche ? Une tête ronde, avec de grosses joues, posée sur un corps raide, solide comme un roc. Je ne te parle même pas de ses vêtements, des vêtements de bouseuse. Mirabelle, Don Diego l'aime beaucoup, il n'arrête pas de lui faire des câlins. Mais il aime tout le monde, Don Diego, tu parles d'un chien de garde ! Papa l'épuise tellement le matin qu 'il dort le reste de la journée, ce sac à puces. Moi, cette Mirabelle ne me dérange pas, à vrai dire. Elle est toujours contente. Ça, papa adore, il éclate souvent de rire avec elle. Mirabelle Breux, qu'elle s'appelle.

En fait, c'est pour Alice que je suis la plus triste, depuis l'arrivée de Mirabelle. Elle n'a pas l'air de prendre la chose très bien, elle se plaint de plus en plus d'oublier les choses mais elle ne dit rien, surtout pas à papa. À moi, elle le dit. Je sais que Mirabelle la perturbe encore plus, que ce n'est pas pour l'arranger. Pourtant, Alice devrait être heureuse de moins dormir dans la chambre de papa, d'avoir enfin sa chambre. Mais non. Va comprendre Alice, cher journal. Je me dis parfois qu 'elle est vraiment très bête.

De plus en plus, papa, j'ai envie qu'on lui fasse mal pour la façon dont il me traite, qu'on le punisse. C'est pour ça aussi que je déteste Mirabelle, parce qu'elle rigole avec lui. Quant à Alice, elle ne dit jamais rien, elle obéit, c'est tout. Une bonne petite esclave. Excuse- moi d'avoir ces mauvaises pensées, je n'y peux rien, elles sont en moi...

Ah, autre chose. Je déteste aussi Dieu pour ce qu'il a fait à maman, mais ça, tu le gardes pour toi, hein ? Parce que si papa apprenait ça, il me tordrait le cou comme aux lapins.

 

19.

Alice ouvre lentement les yeux. Malgré le flou, elle reconnaît sa chambre, son lit, ses meubles. Fred est penché au-dessus d'elle, il lui tend ses lunettes.

—     Ça va mieux ?

La jeune femme se redresse, encore un peu groggy. Elle regarde l'heure. 18 h 40.

—     Qu'est-ce... Qu'est-ce qui s'est passé ?

—                      Samson, les réfugiés, les lacrymos, tu te rappelles ?

Alice acquiesce timidement. Fred s'assied sur le bord du matelas.