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—    Non...

—     Continuez.

—                     Il m'a demandé de jurer sur la tête de Jésus. J'ai juré. Il m'a dit que si je mentais, je brûlerais en enfer. Alors, papa, il s'est redressé. Je me souviens encore de ses yeux, parfaitement. Ils me faisaient peur... Papa, il m'a dit que je l'avais déçu. Il m'a prise par le bras, et m'a emmenée derrière les tentures, qui pendaient.

—     Qu 'est-ce qu 'il y avait, derrière les tentures ?

—     Don Diego était prisonnier entre quatre palettes de bois, disposées en carré. Une autre palette était suspendue au-dessus de lui, transpercée de pointes de clous. La corde, elle passait par un ensemble de poulies, puis elle retombait vers la roue arrière d'un vélo. Un vélo d'appartement que je n'avais jamais vu. Papa m'a demandé de monter. Je me suis retrouvée sur la selle, les pieds sur les pédales, les paumes sur le guidon. Je voyais bien Don Diego. Sa langue baveuse se glissait entre les lattes...

—    Et là, vous avez dû commencer à pédaler.

—     Je ne comprenais pas. J'étais fragile, papa m'a toujours interdit de faire le moindre effort. Et là, il m'a dit de ne pas m'inquiéter. Alors oui, j'ai commencé à pédaler. Papa a ôté une tige de fer qui bloquait la roue. La palette cloutée a commencé à osciller dans l'air. Et...

—     Et?

—      Il m'a expliqué que tout le temps où je pédalerais, la palette monterait, très lentement. Mais que chaque fois que je m'arrêterais, la palette redescendrait, la réserve de corde reliée à la roue arrière diminuerait. Jusqu'à ce que... Il avait fait une marque, sur la tôle... Si la palette atteignait cette ligne, alors...

—    Alice ? Alice ?

—     Pap-euh. Je veux voir Pap-euh...

Luc écrase sa clope dans le cendrier. Changement de ton, petite voix, apparue de façon quasi instantanée pendant la séance. Nicolas venait de jaillir d'Alice, alors que la pluie battait sur les fenêtres à l'extérieur.

Bien plus tard pendant la thérapie, Nicolas avait raconté, avec ses mots, la suite de l'épisode dans la grange. Suite qu'Alice ignore complètement...

Dans sa boîte à gants, Luc sélectionne immédiatement la bonne cassette.

— ... Pap-euh, il me regardait. Jyai pleuré, j'ai pédalé. Il était méchant de me faire ça. J'avais mal au cœur, aux jambes. Don, il me regardait aussi. J'ai pédalé, pédalé, pédalé. J'étais debout... Ça brûlait, brûlait. Pap-euh, il m'a demandé si j'avais joué à chat perché dans la cour de récréation. J'arrivais plus à parler, j'arrivais plus à respirer. Don aboyait, comme un fou... J'ai crié, j'ai dit à Pap-euh que j'avais joué avec les autres enfants. Pap-euh, il m'a demandé de répéter. J'ai crié encore plus fort. « J'ai joué à chat perché ! » Je suis tombé, j'ai eu mal. Je voyais plus rien. Pap-euh a libéré Don. Don, il est venu me voir, il m'a léché le visage... Puis Pap-euh, il m'a serré dans ses bras. Il pleurait Pap-euh, il pleurait lui aussi.

Luc freine brusquement et reste là, les mains sur le volant. Il observe un lapin planté au beau milieu de la petite route de campagne, immobile, les yeux transformés en rubis à cause des phares. Luc fait gronder son moteur, mais l'animal ne bouge pas, on dirait qu'il est paralysé par la peur. En bon psychiatre, Luc sait que ce n'est pas l'intense lumière qui l'hypnotise, ni la terreur qui le bloque. Bien au contraire, ce lapin ne craint plus rien. Ni les rapaces, ni les renards, les fusils ou les chars d'assaut. Un robinet, dans son cerveau, a libéré toutes les molécules GABA, un neurotransmetteur qui régule le stress. Sans doute cette pauvre bête s'est- elle fait tirer dessus auparavant à plusieurs reprises, sans doute s'est-elle vue mourir tant de fois que le robinet ne s'est plus jamais refermé. Si bien qu'aujourd'hui, le lapin est devenu catatonique.

Ce lapin et le patient de la chambre Ail ne font qu'un.

Qu'a-t-il bien pu subir pour en arriver là ?

Dans un souffle, Luc repense à Julie. Alice, Julie, le catatonique... Tout se mélange et ça lui fait mal.

Il descend, s'approche de l'animal, lui caresse affectueusement le dos et le dépose sur le côté, dans l'herbe du fossé. Sain et sauf, mais pour combien de temps ? Grâce au Rivotril, le patient pourrait lui aussi temporairement être secouru. Les médicaments sauvent tellement de monde. Temporairement.

Enfin les dunes, au bout de la rue, leurs belles couleurs chatoyantes. Le paysage de toute sa vie, le berceau de ses enfants, le nid douillet de sa femme. Un décor devenu mort, infâme, douloureux. À présent, ces amas de sable ressemblent à de gigantesques tombeaux, des pyramides lugubres.

Et pourtant, malgré la douleur permanente, Luc n'a jamais déménagé. Jamais. Tout comme Claude Dehaene ne s'est jamais débarrassé de ses reportages.

Le passé demeure inaltérable et continue à attirer, comme un aimant.

Le psychiatre rentre chez lui, harassé, la tête en vrac. Il appuie sur l'interrupteur, pose son pardessus sur un portemanteau et se fige soudain. On lui braque un flingue sur la tempe.

—     On ne bouge surtout pas, docteur Luc Graham.

La voix est écrasée, presque murmurée. On le pousse

sur le côté. Un coup de pied dans le flanc le plie en deux. Luc se retrouve au sol, déchiré par la douleur.

—     Qui... Qui êtes-vous ?

Il n'y voit rien. L'individu a éteint et lui braque le faisceau d'une lampe dans les yeux.

—                   Ce n'est pas le problème, qui je suis. Vous n'étiez qu'une épave, Graham. Un pauvre petit psychiatre désespéré qui avait tout perdu, un bon à rien alcoolique et suicidaire, qui ne soignait que de vulgaires dépressifs. Vous n'auriez jamais dû mettre le doigt là où il ne fallait pas, dans quelque chose qui vous dépassait. Et pourtant, vous avez réussi.

—     Je... Je ne comprends pas...

L'arme s'écrase sur sa tempe.

—                   J'ai envie d'appuyer, là, vous ne pouvez pas imaginer. Fils de pute.

Luc respire bruyamment. Ça puise sous son crâne.

—                   À qui croyez-vous avoir affaire ? À quelqu'un qui ignore tout de vous ? Je sais ce que vous avez fait, je connais vos terribles secrets.

—     Vous... Vous vous trompez de personne.

—                   L'accident de votre famille en 2003, ça vous dit quelque chose ?

Luc reste muet, paralysé. L'homme continue.

—                   Vous étiez au bord d'une falaise, vous aussi, mais d'une falaise psychique.

Le canon du flingue s'appuie sur son poignet gauche.

—    Et vous avez sauté.

—    Assez ! Assez !

—                   J'ai tout ce qu'il faut pour vous faire plonger. Un nom en particulier. Justine Dumetz.

Luc est assommé par les révélations, son passé lui revient en pleine figure. Il essaie de se redresser, mais le canon lui intime de ne pas bouger. Il plisse les yeux, et découvre que son interlocuteur porte une cagoule et des vêtements noirs. Le cœur de Luc est comme pressé dans un étau. Il a déjà vu cette cagoule, par le passé. Le moteur de ses cauchemars les plus sombres.

—    Que... Que voulez-vous ?

—                     D'abord, que vous laissiez tomber Alice Dehaene. Vous ne la guérissez pas. Vous laissez ses souvenirs perdus en elle. Je serai beaucoup moins tolérant la prochaine fois.

—                   Mais... Pourquoi me parlez-vous d'Alice ? Qu'a- t-elle à voir là-dedans ?